Messe A.N.A.P.I. Saint Louis des Invalides le samedi 15 novembre 2025
Nous voici rassemblés ce matin pour faire mémoire de nos camarades tombés en terre d’Indochine,
victimes du devoir. Nous pensons à leurs familles qui porteront longtemps un deuil profond dans le
silence et la dignité.
Et pourtant gardons-nous d’un regain de nostalgie, nécessairement stérile et mortifère, car à ce sujet
Notre Seigneur nous adresse des propos très clairs : « celui qui met la main à la charrue et regarde en
arrière n’est pas fait pour le Royaume des Cieux ».
Ces soldats d’Extrême Orient portèrent haut et loin les idéaux de la Patrie, ces valeurs de justice, de
fraternité, et de paix. Nous leur devons ce que nous sommes.
Leur sacrifice nous rappelle que la liberté ne sera jamais un don de la nature ni un privilège du destin,
mais le fruit d’un combat, un combat qu’il nous faudra mener jusqu’à la fin des temps.
Dans ce climat abject de détestation de la France, nous nous souvenons du symbole qu’incarne notre
drapeau, bien que les interprétations soient multiples et souvent pertinentes. Le bleu ferait
référence aux armées de Clovis, premier roi des Francs, et le rouge symbolise le sang des martyrs,
des soldats tombés au champ d’honneur, le blanc restant signe de pureté.
Mais une image n’a de valeur et de sens que si elle s’incarne dans la vie.
Alors il nous est confié une mission et c’est celle de poursuivre la lutte, car la défaite n’appartient
qu’à ceux qui abdiquent devant l’adversaire.
Cette parabole du juge inique et de la veuve inopportune qui nous a été partagée nous incite à la
vigilance et à la ténacité car il nous reste des raisons de croire et d’espérer.
Oui pour que la France reste la France il faut que des hommes et des femmes de toutes conditions,
au-delà de toutes considérations de races et de cultures, se lèvent pour défendre cet idéal de
fraternité et de paix.
Alors qu’en qualité d’aumônier militaire il m’a été donné de voyager souvent à travers le monde, j’ai
régulièrement constaté que la France était davantage aimée de l’extérieur que de l’intérieur.
Cette détestation de soi nous peine et nous interroge, et nous invite à relever le défi.
Ici je me souviens des premiers mots qu’adressa le pape Saint Jean-Paul II à l’occasion de son premier voyage dans notre pays, c’était en mai 1980 : « France, fille ainée de l’Église, éducatrice des peuples, qu’as-tu fait des promesses de ton baptême » ?
Et renier nos racines chrétiennes c’est renier notre histoire, et un peuple sans mémoire est
nécessairement un peuple sans avenir.
Aussi prenons notre destin en mains car la vie est toujours ce que nous en faisons.
Oui la grâce rejoint notre liberté et cela nous invite à répondre à un idéal, à l’exemple de nos anciens,
partis sur ces terres d’Asie avec la seule ambition de servir.
Oui seul le don de soi fait grandir et tout ce qui n’est pas donné est perdu.
Aussi si nous sommes rassemblés ce matin, dans cette cathédrale saint Louis des Invalides, nécropole
sans tombeaux des soldats tombés victimes du devoir, où un autel est spécialement consacré aux
combattants d’Indochine, nous voulons honorer leur mémoire, prier pour le salut de leurs âmes, et
les préserver de l’oubli.
Alors que la nostalgie fasse place à la fidélité, parce que nous avons tous quelque chose à donner,
parce que nous avons tous quelque chose à offrir.
Je reste édifié par les actions des associations d’anciens combattants, qui loin d’entretenir une vaine nostalgie sont la mémoire de notre Nation, car se souvenir ce n’est jamais s’enfermer dans le passé
mais davantage préparer l’avenir.
La France de demain sera ce que nous en ferons, et cette dimension universelle qu’elle a su incarner
dans l’histoire, il n’appartient qu’à nous de la faire revivre, peut-être d’une autre façon, avec d’autres
ambitions, mais notre amour de la patrie devrait nous rendre inventifs à l’infini.
Aimer la France et la faire aimer, le défi est immense mais nous saurons le relever.
Chanoine Emmanuel DUCHÉ, recteur de la cathédrale Saint Louis des Invalides
Médecin André, en haut à droite, signalé par la flèche. Photo prise par le Viêt-minh et publiée ultérieurement dans l’Humanité
INDOCHINE 1951 – 1954
Après un voyage sur le “S/S Pasteur” de 25 jours avec escale à Aden et Singapour, nous arrivons au cap Saint Jacques au niveau de la rivière de Saïgon. Nous sommes le 13 Décembre 1951.
Une partie de la troupe est transbordée sur des L.C.M (navires de guerre, transports de troupe adaptés pour remonter les fleuves). Dans ma précipitation pour aller chercher mon appareil photo afin de prendre des clichés de ce transbordement, je heurte violemment un hublot ouvert et m’entaille sérieusement le cuir chevelu (3 points à I’infirmerie du bord). Mauvais présage ! En plus c’est un 13 du mois…
Le pasteur reprend la mer en direction du nord. La mer est très agitée, nos pensées aussi. Un certain trouble, une angoisse prémonitoire nous prend au niveau du Tonkin. Nous avions en effet durant cette traversée un peu oublié par moments, grâce aux escales et aux plaisirs de la vie sur un grand paquebot, la destination du Pasteur : l’Indochine et la guerre.
Nous débarquons au large de Haiphong sur des L.C.M sur lesquels nous parcourons la magnifique baie d’Along, mais déjà nous avons, par les marins embarqués, des nouvelles assez mauvaises de la situation militaire au Tonkin en cette fin d’année 1951.
Nous sommes vite renseignés : en effet dès notre débarquement, nous sommes attendus, les huit médecins lieutenant que nous sommes, par le médecin colonel directeur du Service de Santé des forces du Nord Vietnam (Dir Santé des F.T.N.V.). Ce dernier est venu en personne de Hanoï à Haiphong pour nous recevoir, nous annoncer qu’il a besoin de nous dans les plus brefs délais, car il a promis à nos camarades une relève avant Noël. Aussi, avec les aménagements d’usage, il nous annonce nos affectations séance tenante, pour être opérationnels dans les 48 heures.
Toutes nos unités sont engagées dans la grande bataille de Hoa-Binh, sauf une actuellement au repos mais « vraisemblablement (dixit le colonel) concernée par une bataille ultérieure à l’époque de la récolte du riz ».
Nous décidons de tirer au sort notre affectation. Les papiers sont brassés dans le képi du colonel et chacun tire son régiment. Je suis affecté médecin du 1° bataillon Thaï en moyenne région, le seul actuellement au repos. J’avoue avoir une sensation de soulagement dans l’immédiat. Mes camarades pensent sincèrement que j’ai la chance avec moi. Le sort en est jeté. Je pars 48 heures après par avion en pays Thaï.
J’ai auparavant rejoint Hanoï, j’ai visité rapidement cette ville en guerre, austère à cette époque, sillonnée de convois de troupes et très différente de Saïgon.
Le poste de Nghia-Lô
Le 18 décembre j’arrive avec un petit avion de Haviland dans le bassin de Nghia-Lô, au milieu de rizières entourées de montagnes, bassin de 4 à 5 kilomètres de long sur 1 kilomètre de large environ. Presque au milieu du bassin, un village de cagnâs avec deux ou trois bâtiments en dur cernant le poste proprement dit, construit sur une hauteur voisine, elle-même prolongée par un terrain d’aviation de dimensions modestes.
Il est 15 heures quand nous atterrissons sur le terrain de Nghia-Lô ; le poste semble endormi, une certaine quiétude émane de cet ensemble poste – village, un soldat s’approche seul de I ‘appareil, se présente et immédiatement court avertir le médecin que je vais remplacer. Mon camarade, le médecin lieutenant Pecker, un très chic type de deux promos avant moi, m’accueille avec beaucoup de chaleur, et de joie aussi car il désire retourner à Hanoï chez les paras, et de plus retrouver son épouse, infirmière à I ‘hôpital Lanessan.
Passages de consignes très rapides et expéditives, mon camarade n’aime pas les paperasses, c’est un homme d’action. Il me raconte la bataille de Nghia-Lô qui vient de se dérouler (octobre 1951). Ç’a été rude, le chef de bataillon a été tué au combat, et il est mort dans les bras de mon camarade, visiblement très affecté par la mort du commandant.
Le lendemain il me quitte. Hélas je ne le reverrai plus ; il mourra jeune médecin commandant, bien tristement, au Val de Grâce quelques années plus tard. J’ai su combien il avait été peiné quelques mois après notre rencontre, lors de la chute du poste, de ma captivité, regrettant d’avoir tant insisté pour revenir à Hanoï. C’est ainsi…
J’ai fait la connaissance des officiers du poste. Le commandant, encore jeune, est très dynamique, le capitaine adjoint plus austère, mais apparaît très responsable et plein de sagesse. Je sympathise immédiatement avec les lieutenants, un peu plus âgés que moi mais très sympathiques, en particulier le lieutenant Danel, officier de renseignements, un gars du Nord auquel j’étais très attaché.
Je sympathise aussi avec un sous-lieutenant officier des détails, joyeux drille réserviste servant sous contrat, pas militaire pour deux sous mais boute en train de la popote à ce moment-là.
Je fais également connaissance des sous-officiers, tous assez jeunes, très disparates par leurs origines, leurs allures, leurs convictions en général. Les hommes de troupe, tous engagés volontaires, étaient encore plus disparates et, il faut bien le dire, certains étaient vraiment « paumés ».
L’infirmerie est située au pied du poste, pratiquement dans le village. En dur pour une partie, sous paillote pour I ‘autre, la partie civile portant I ‘inscription « assistance médicale indigène » (A.M.l.), c’est à dire qu’une de mes missions principales est de m’occuper de la population locale et des environs. Pour ce faire, j’ai à ma disposition une dizaine d’infirmiers, dont un sous-officier Thaï et un sous-officier européen, sans compter les deux infirmiers dans chacun des douze autres postes dont j’ai la charge, postes répartis dans le secteur de Nghia-Lô que le 1″ Bataillon Thaï contrôle, tous situés à plusieurs heures de marche du P.C.
Ma fonction est donc d’assurer tous les jours le service médical de I ‘infirmerie civile (A.M.l.) de Nghia-Lô, ainsi que la visite des militaires du poste, et périodiquement de me rendre dans les trois autres compagnies réparties dans les postes dépendant de celles-ci.
Pratiquement, toutes les trois semaines environ, je pars donc avec une liaison, toujours avec un officier, quelquefois le commandant lui-même, quelques sous-officiers et hommes de troupe (encadrement, protection et mission de ravitaillement tous azimut). Nous restons trois à cinq jours avant de rejoindre le P.C. Le terrain est très accidenté, nous avons de petits chevaux surtout pour porter les charges lourdes. Ne portant personnellement pas de sac, je parcours sans peine les pistes et utilise peu le cheval, ce qui vaut mieux d’ailleurs car je monte en dépit du bon sens et suis surnommé « le cavalier noir » pour avoir un dimanche pataugé dans la boue avec une chemise blanche, envoyé en I’air par mon « Abélard » lors de la traversée d’une mare à buffles.
Les jours où je ne sors pas se déroulent de façon assez immuable : visite le matin, à huit heures les militaires, puis plus longuement la consultation des civils avec souvent promenade au milieu du village le jour du marché, ou visite à l’école. Les consultations se déroulent de neuf heures à midi et même I’après-midi, la population étant peu disciplinée, et les différentes ethnies, Méo, Thaï, Muong, venant à I’infirmerie au gré de leurs passages dans le bassin, les Méo en particulier vivant toujours sur les hauteurs dominant celui-ci.
Repas à midi, sieste traditionnelle et reprise d’une activité assez ralentie vers 15 heures 30, aussi les après-midi, en principe je fais les « paperasses », rapports divers sur les activités civiles et militaires, et veille au ravitaillement sanitaire des autres postes qui demandent souvent des médicaments en dehors des distributions périodiques régulières. Les fins d’après-midi nous permettent souvent une détente, soit à la popote, soit à nouveau dans le village, chez les deux pères missionnaires ou chez les quelques commerçants de « la ville ».
Une des distractions principales est I’arrivée de I’avion, avec le courrier tant attendu. C’est en fin de sieste en général que le vrombissement du petit appareil nous propulse sur le terrain. Grande était notre déception quand les conditions météo, en particulier la persistance de nuages sur le bassin empêche I’avion d’attenir et qu’après quelques rotations autour du bassin nous entendons le « Morane » ou le « Haviland » retourner sur Hanoï sans avoir pu déposer le précieux chargement. Notre déception est alors grande, et tous nous avons ressenti le découragement après ces atterrissages impossibles.
La moyenne région où nous sommes est assez fréquemment sujette à ces mauvaises conditions météo et nous ressentons très douloureusement cette sensation d’isolement. Encore 24 heures minimum à attendre. La nuit nous paraît longue et longues tes heures qui restent avant le retour de I’avion.
De temps à autre, le soir après le dîner, le chef de bataillon, de manière un peu autoritaire il est vrai, nous convie à aller chez le chinois prendre un pot et jouer au « ba-koan » succédané des jeux de casino à I’européenne. Seul le capitaine adjoint reste alors au poste, gardien sûr et efficace, et quelque peu moqueur de notre attitude vis à vis du commandant. Il n’a pas tout à fait tort car notre image de marque se ressent de ces prestations pas toujours à notre avantage et certainement connues de nos ennemis.
Ainsi au fil des jours nous sommes surveillés, espionnés, et I’action psychologique que nous menons avec nos efforts de divers ordres (aide économique et médicale entre autres) est en partie vaine à cause de ces erreurs de parcours et surtout de la contre-propagande faite par le viet-minh à notre intention, agissant sur la population civile certes, mais ce qui est beaucoup plus grave sur notre troupe essentiellement composée, nous le rappelons, de partisans Thaï originaires de la région où le bataillon est implanté.
La saison froide passée, nous avons eu quelques jours où la température nous parait assez basse, toutes proportions gardées. Au Tonkin nous supportons certains jours le battle-dress de drap le soir et le matin de très bonne heure. Les premiers jours de printemps sont très beaux et très vite il fait chaud, en particulier à la mi-journée.
La vie à Nghia-Lô se déroule toujours assez paisiblement, seuls nos avant-postes sont I’objet de quelques actions, le plus souvent nocturnes, du viet-minh, avec tirs de harcèlement et embuscade à la limite de notre zone de contrôle. Malheureusement ces embuscades sont quelquefois meurtrières pour nos éléments de reconnaissance, et nos tirailleurs de pointe, blessés, quelquefois grièvement, loin du poste et à plus forte raison du P.C., restent victimes des conditions d’évacuation inexistantes par temps couvert, I’avion sanitaire ne pouvant atterrir. Ceci reste un des drames de I’isolement, de perdre ces tirailleurs grièvement blessés et devant subir une intervention en milieu chirurgical. Nous intervenons à plusieurs reprises, heureusement avec un certain succès quand cela reste de notre compétence : amputation d’une main, d’une jambe ayant permis la survie, contrairement aux plaies viscérales graves de I’abdomen.
Dans le secteur civil, nous avons quelquefois des brûlés graves, dûs au fait que les populations montagnardes Méo font habituellement bruler les forêts d’altitude pour faire des « rye » et cultiver ensuite du riz de montagne. De même nous avons à intervenir auprès des femmes du village pour quelques grossesses pathologiques inaccessibles aux matrones, mais difficiles pour nous également. Les matrones, sages-femmes locales, intervenant toujours en premier ressort auprès des femmes Thaï, qu’une pudeur bien compréhensible retient de faire appel au médecin, homme et étranger de surcroît. J’ai en particulier le souvenir pénible d’un accouchement impossible par les voies naturelles, y compris avec un forceps qui m’obligea à faire une basio thripsie (opération barbare qui consiste à retirer I’enfant avec effraction du crâne, mais qui assure le sauvetage de la mère), ce qui fut fait après avoir passé du plasma et pratiqué une réanimation assez longue de I’intéressée, en très mauvais état dès le départ.
Par contre nous sommes souvent appelés pour soigner des enfants, atteints surtout de dénutrition, de maladies infectieuses (rougeole principalement) et d’affections parasitaires générales (paludisme, parasitoses digestives) ou locales, en particulier cutanées, compte tenu des assez mauvaises conditions d’hygiène habituelles dans ces populations.
Nous avons une très importante épidémie d’oreillons chez nos tirailleurs, provoquant une interruption de service de nombreux hommes en même temps; épidémie difficile à diagnostiquer au tout début, étant donné le faciès juvénile et très joufflu de nombreux jeunes partisans, certains ayant en effet à peine 18 ans.
Il y a parmi nous aussi quelques partisans annamites au faciès plus ingrat, dont mon propre ordonnance, surnommé Giap, ancien soldat du viet-minh rallié à notre cause, fidèle et parfait serviteur qui ne nous trahira pas lors de notre capture. Nous ne pouvons présager du comportement de nos hommes; à cette époque nous ne pensons pas que le sort des armes puisse être un jour en notre défaveur. Ce n’est que quelques mois plus tard que peu à peu se fait I’idée que nous aurons des difficultés à vaincre I’ennemi s’il revenait en force, alors que nous ne pourrons plus compter sur un renfort important venant de Hanoi.
Il est temps en effet de dire que la bataille de Nghia-Lô de 1951 avait été gagnée grâce à I’envoi de trois bataillons parachutistes d’intervention, renfort possible fin 1951 après I’impulsion du général de Lattre, hélas déjà très malade à cette époque. Les renseignements que nous avons à partir de juillet 1952 nous font douter de I’intervention massive de Hanoï en cas de nouveau coup dur en octobre 1952.
En effet depuis quelques mois la situation au Tonkin se détériore : face à la pugnacité de l’ennemi, de plus en plus aidé par la Chine communiste, voire la Russie, la France répond par une diminution des renforts de la métropole, d’où une diminution de la force d’intervention de notre propre corps expéditionnaire. Il y a un manque certain en métropole de force de conviction et d’aide morale et psychologique du gouvernement, et de la France en général.
Devant la détérioration locale de notre secteur, le commandement envoie en juillet 1952 des éléments du G.C.M.A. (groupement commando mixte aéroporté) : deux lieutenants de qualité, des sous-officiers hors pair et quelques partisans viennent travailler à notre profit dans notre secteur. Ils installent leur base arrière près du poste et immédiatement patrouillent en zone ennemie en tenue de commando. Par petits groupes de partisans locaux, ils s’infiltrent chez les viets pendant quelques jours et reviennent nous renseigner sur les intentions de I’ennemi.
Dès cette époque, nous savons de source sûre et par nous-même, de la bouche des lieutenants Hantz et Gire, véritables chevaliers de l’époque moderne, hommes de courage, d’action, de conviction et de foi qui iront jusqu’au sacrifice suprême, nous ne les oublierons jamais, « honneur au courage malheureux », nous savons donc que I’ennemi veut revenir au moment de la récolte du riz dans le bassin, en octobre, en force cette fois-ci, et avec la ferme intention de se venger de la défaite de 1951, donc d’emporter la victoire. Ils mettent les moyens en hommes : deux divisions montent vers nous, et les matériels nécessaires sont déjà rassemblés de I’autre côté du fleuve rouge.
Ces renseignements sont confirmés dès le mois d’août 1952. A partir de cette époque I’ambiance dans le bataillon change, une certaine gravité s’empare de tous les officiers et sous-officiers, les liaisons avec les autres postes sont effectuées avec des moyens plus importants. Les postes périphériques sont très souvent attaqués la nuit, mais surtout pour analyser les dispositifs de défense, sans intention dans I’immédiat de les enlever.
Au poste de Nghia-Lô bas, comme au poste de Nghia-Lô haut, qui surplombe le terrain d’aviation et est couplé avec le P.C. pour la défense de Nghia-Lô même, les moyens de défense sont renforcés. Emploi fébrile de barbelés, de charges creuses, de napalm pour parfaire les abords de ces deux camps. Peut-être est ce déjà un peu tard pour transformer ces postes faits surtout de rondins de bois, de cailloux, de bambous acérés, mais manquant d’ouvrages dits en dur, en particulier de points d’appui solides et résistants à une puissance de feu importante.
Qu’importe, la défense s’organise, une activité fébrile règne dans le poste. Personnellement je commande à Hanoï mes médicaments, pansements, outillages divers en complément. Je ne peux malheureusement pas agrandir le poste de secours à I’intérieur du poste, poste enterré et accessible par un boyau très étroit, mais les installations militaires, les emplacements de tir des canons font que nous sommes tous très à l’étroit, sans possibilité aucune d’extension.
Aussi après tous ces préparatifs, je suis particulièrement inoccupé car les civils fréquentent de moins en moins I’A.M.l. et les militaires ne sont plus malades, conscients que la période n’est pas favorable aux consultations non motivées. En un mot alors que tous sont surchargés de travail, je vais rendre visite à mes amis lieutenants de plus en plus fréquemment, sans les entraver dans leur tâche. Ils me confient leurs appréhensions pour I’immédiat, leurs .doutes sur notre efficacité militaire actuelle. En un mot ils sont pessimistes et je dois avouer que je me rends compte aussi de la gravité de la situation.
Début septembre, nous recevons le renfort d’une unité de goumiers appartenant à un Thabor stationné en haute région près de la frontière de Chine, avec deux officiers à leur tête, un capitaine et un lieutenant. Ils viennent s’installer dans le poste, où nous avons des difficultés à loger tout ce monde et faire côtoyer cette troupe d’origine marocaine avec nos tirailleurs et supplétifs Thaï.
Le chef de corps est d’ailleurs bien décidé à utiliser cette force d’appoint comme élément de reconnaissance, aussi deux ou trois jours après leur installation dans le poste, il envoie le gros de ce goum en opération, en direction du fleuve rouge, pour « tâter » I’ennemi, chercher des renseignements et surtout vérifier sur place les intentions des viets d’attaquer fermement Nghia-Lô.
En effet, tenu au courant par mes camarades du G.C.M.A. et le lieutenant Danel, officier de renseignement du bataillon, je ne suis pas sans savoir qu’un différend s’est établi entre notre commandant et ceux-ci. Pour des raisons difficiles à expliciter, en partie rivalité de corps d’origine (troupes coloniales et paras), notre propre chef de bataillon minimise la réalité de la situation et la gravité des événements annoncés par les gens du G.C.M.A., d’autant plus que les aviateurs avec leur Morane travaillent depuis quelques jours dans le secteur, implantés eux aussi à Nghia-Lô, nous disent le soir au retour de leurs missions aériennes sur le territoire ennemi « qu’ils ne disent pas qu’il n’y a pas mouvement de I’ennemi sur le bassin de Nghia-Lô, mais qu’ils n’en voient rien eux mêmes ». Ils savent d’ailleurs la puissance de camouflage des viets, ils n’ignorent pas que les déplacements se font de nuit, et ont de plus quand même aperçus quelques radeaux le long des berges du fleuve rouge, attestant des transports renforcés de ravitaillement nocturne, de paddy et d’armes vraisemblablement. Ces aviateurs eux s’en remettent aux renseignements acquis par nos éléments avancés, et très rapidement nous sommes au courant de la véracité de ces renseignements.
En effet, les goumiers dans leur progression sont très rapidement au contact de I’ennemi qui cette fois ne s’est pas dérobé et, au risque de dévoiler ses emplacements et intentions vraies, a livré une bataille acharnée, où les goumiers déplorent de nombreux morts et blessés qui sont acheminés à la hâte vers le P.C., avec le reste de la troupe qui réintègre le cantonnement avec un moral désastreux.
Devant cet afflux de blessés, dont certains sont gravement atteints, je fais appel à Hanoï pour avoir un avion sanitaire type Junker ou DC3. En attendant la liaison sanitaire, je soigne les blessés et prépare certains à l’évacuation, avec réanimation préalable à poursuivre dans l’avion. Cet avion tant attendu arrive en fin de journée avec une convoyeuse de I’air. Nous procédons à I’embarquement, long et délicat. Quand tout est prêt, le chef de bord s’aperçoit que, compte tenu de la nuit qui tombe rapidement et la surcharge de son avion, il se trouve dans I’impossibilité de décoller sans risque de se crasher sur la montagne située au bout du terrain (hélas trop court), au pied du piton où se trouve Nghia-Lô le haut.
Nous procédons donc à I’opération inverse, nous débarquons nos blessés pour les installer pour la nuit dans le poste de secours, le départ devant se faire le lendemain matin dans de meilleures conditions de sécurité. Nous sommes tous très désappointés par ce contretemps et je suis personnellement, très inquiet pour deux ou trois blessés, dont un mourra dans la nuit.
Enfin le jour se lève et très tôt le matin I’avion peut enfin décoller et emmener à l’hôpital militaire d’Hanoï les rescapés de cette première dure bataille. Les goumiers ont hélas communiqué aux nôtres leur mauvais moral et pendant les derniers jours de septembre et début octobre, I’ambiance n’est pas au beau fixe, c’est le moins que I’on puisse dire, d’autant que certains de nos avant-postes ont été maintenant fermement attaqués. Certains ont reçu I’ordre d’évacuer leur piton en emmenant si possible en plus du personnel militaire, les familles et le maximum d’armement, avec mission de détruire le reste et de miner les postes.
Fin septembre, le commandant décide d’envoyer un important détachement pour contrôler un col à quelques heures de marche et essayer de discerner davantage I’approche de I’ennemi et savoir de quel côté il compte porter son effort principal pour arriver sur Nghia-Lô. Je fais partie du détachement, nous stationnons donc trois à quatre jours près d’un village abandonné, logeant dans les cagnas Thaï, avec la sensation très désagréable, la nuit en particulier, d’être entourés d’ennemis, ce qui est partiellement vrai, les viets circulant assez près, mais sans intention de nous attaquer pour ne pas dévoiler leur plan d’attaque.
Le commandant, devant I’insistance de I’officier renseignements qui pense que nous risquons d’être les premiers prisonniers, nous ordonne de revenir sur le poste de Nghia-Lô. Cette fois, après le retour de ce détachement, nous nous enfermons tous dans les deux postes de Nghia-Lô, bas et haut, prêts à subir I’assaut de I’ennemi.
Les gens du village ont été prévenus par I’ennemi quelques jours avant I’attaque, et peu à peu le village qui se trouve au pied du poste est déserté par la population. Bientôt un silence impressionnant règne au pied du poste, seuls les chiens errants parcourent les rues désertes et aboient fréquemment.
Nous savons depuis quelques jours seulement, par une confidence de notre chef de bataillon, que nous devrons cette fois-ci compter sur nos seules forces, Hanoï n’ayant pas la possibilité de nous envoyer les troupes aéroportées. Le 16 octobre 1952, le commandant et la plupart des officiers vont sur le poste haut, laissant au capitaine Boillot, officier adjoint, aidé des deux officiers goumiers, le soin de défendre Nghia-Lô bas. Moi-même, je dois rester près du terrain d’aviation pour conserver les possibilités d’évacuation aérienne.
La bataille de Nghia-Lô (octobre 1952)
Le 17 octobre 1952, dès le début de la matinée un calme insolite règne dans le bassin de Nghia-Lô et pourtant confusément nous sentons que nous sommes entourés par I’ennemi, I’atmosphère est lourde, une certaine gravité s’est emparée de tous les défenseurs du poste de Nghia-Lô bas où je suis. La veille au soir nous avons vu des milliers de viets descendre les collines avoisinantes, éclairés par des torches. Nous avons assisté impuissants, étreints par une angoisse bien compréhensible à la mise en place autour de nos positions de cette marée humaine silencieuse mais terrifiante par le nombre et la détermination prévisible de cette armée de I’ombre pour le moment encore.
Une patrouille s’apprête à parcourir le village désert et pousse une pointe dans le bassin. Elle fera sa mission sans être inquiétée, mais revient terriblement impressionnée par la sensation d’avoir été suivie par des milliers de soldats viets tapis dans leurs abris individuels mais décidés à rester silencieux encore quelques heures.
16 heures, un Morane non attendu se pose sur la piste. Le capitaine Boillot et moi-même allons à la rencontre de I’avion sur le terrain. Il vient de Gia-Hoï, un de nos postes situé à l’est du dispositif. Il transporte un jeune sous-lieutenant para, blessé au cours du saut de son unité sur ce poste. Il s’agit d’un officier du 6° RPlMa, le prestigieux bataillon de Bigeard, envoyé en renfort in extremis sur le poste de Gia-Hoï, P.C. de la 1° compagnie du 1° B.Thaï. Nous venons d’apprendre par ce lieutenant le parachutage de Bigeard et de ses hommes. J’examine le lieutenant, blessé à la jambe et souhaite son évacuation sur Hanoï. A ce moment précis un obus de mortier éclate à quelques mètres de nous, visant bien entendu I’avion. C’est le premier coup de mortier, d’ailleurs unique. Le capitaine Boillot, dans un geste protecteur mais ferme, m’ordonne en me propulsant de la main de rejoindre d’urgence les abris, et également signifie au pilote de partir sur Hanoï à I’instant même, ce qui est fait. L’avion fait un rapide demi-tour, s’élance sur la piste et s’élève rapidement direction Hanoï. Heureux ce jeune officier qui ce soir va dormir douillettement à I’hôpital Lanessan. Boillot et moi-même réintégrons le poste, nous allons vers un autre destin… Encore deux heures environ d’un silence pesant.
18 heures environ, au-dessus de nos têtes, ciblant le poste de Nghia-Lô haut, les premiers obus de mortier et de canon sans recul se déversent de façon intense et sans discontinuer sur le-piton qui nous domine. C’est I’attaque en règle et sans préambule de Nghia-Lô haut. Pas un moment nous recevons d’obus. Tout le tir, tout le corps de bataille viet-minh concentre ses efforts sur le poste haut. Nous assistons en spectateur à I’embrasement du poste, rapidement atteint par des obus incendiaires. Les flammes parcourent les tranchées de défense entourant le poste, la bataille fait rage et pratiquement dure cinq heures. Sans renseignements, les liaisons ont été rapidement coupées avec le poste, nous savons seulement par Hanoï au début l’âpreté du combat, qu’il y a déjà des morts et de nombreux blessés, nous apprenons que tous les chefs des points d’appui, un officier et trois sous-officiers, ont été tués et que I’issue du combat ne fait plus de doute.
L’ennemi s’est rendu maître en fin d’après-midi du bois sacré, un bois situé à quelques centaines de mètres du poste, sur un faux plat succédant à une pente sur la face est du poste. C’est là qu’il a concentré ses forces et c’est de là qu’il poursuit I’attaque en règle du poste, avant de passer à l’assaut final qui commence vers 21 heures 30, se termine vers 23 heures par l’encerclement complet et I’invasion des défenses intérieures de Nghia-Lô haut.
Nous apprendrons par la suite que les survivants, tous prisonniers, seront regroupés par les viets au niveau de ce bois sacré, et c’est là qu’un général ou colonel viet dira à nos camarades officiers prisonniers « vous allez maintenant assister à I’attaque de Nghia-Lô bas, et vous allez voir comment nous gagnons une bataille ».
Nous avons suivi avec émotion la lutte de nos camarades, nous savons maintenant l’issue de la bataille et nous sommes conscients que ce sera bientôt notre tour. Nous avons encore une liaison avec Hanoï, nous souhaitons I’aide de I’aviation, mais nous savons que la nuit et la distance sont les deux handicaps principaux à I’activité aérienne. Hanoï nous enverra effectivement un avion luciole qui éclairera le champ de bataille dans quelques heures, mais hélas ce sera vain.
Vers deux heures du matin les premiers obus tombent sur notre poste. Cette fois ci nous sommes concernés. Le temps de rassembler ses troupes et de faire mouvement sur nous, I’ennemi s’est regroupé et le harcèlement par les obus de mortier et les canons s’intensifie, pratiquement sans discontinuer pendant deux heures. Ce tir intense atteint nos défenses extérieures, hachant notre système de commande des charges creuses et des bombes au napalm. Il atteint la niche du canon de 105 et ses servants. Nous avons heureusement assez peu de blessés pendant cette première séquence. Nos abris se révèlent assez efficaces et les protections internes solides malgré le manque de béton.
Subitement arrêt de la canonnade. Nous en profitons pour contacter le capitaine Boillot qui semble encore confiant et sait communiquer à tous les défenseurs un semblant d’espoir, espoir surtout de tenir jusqu’au début du jour, qui permettrait à l’aviation d’intervenir et, qui sait, à Bigeard de contre attaquer sur les arrières de l’ennemi. Nous ignorions à ce moment que deux divisions et non des moindres, puisqu’il y avait la 612°, nous encerclaient et que le combat était perdu d’avance, d’autant plus que Bigeard lui-même, confronté à une partie des ennemis, devait en évacuant notre poste de Gia-Hoï se retirer en direction de Sun-La, harcelé de toutes parts. Ce fut un succès pour lui, compte tenu de la topographie de cette moyenne région, de réussir son propre repliement en sauvegardant le gros de ses forces et d’arriver à Sun-La après cette course poursuite.
L’arrêt des tirs dure une bonne heure et vers cinq heures du matin c’est la reprise de la canonnade. Cette fois le tir est plus intense, plus ajusté, sans discontinuer jusqu’à l’assaut final vers six heures trente environ, où les défenses intérieures sont forcées par l’ennemi qui envahit le poste après avoir procédé à I’assaut en poussant des cris de victoire.
Depuis une heure environ, les blessés arrivés en grand nombre à mon poste de secours ont rempli tous les coins et recoins d’un espace bien trop réduit hélas. Il n’est même plus possible d’accéder au noyau d’entrée encombré par les derniers blessés. J’utilise larga manu la morphine pour les grands blessés. Les autres reçoivent pansements et soins divers. Nous nous rendons vite compte de notre impuissance devant la gravité de certaines blessures, et surtout devant la perspective de ne pas pouvoir évacuer nos blessés. Depuis un moment nous avons perdu I’espoir, nous savons que nous vivons nos dernières heures de liberté et nous remercions Dieu d’être vivants.
Déjà nous entendons les viets nous intimer I’ordre de sortir du poste de secours « maulen, maulen (vite, vite), sortez, rendez-vous ». Tout se précipite, le F.M. pointé sur nous, un par un nous sommes projetés à I’extérieur, rapidement attachés trois par trois, dépouillés de nos chaussures et montres. Les viets sont très nerveux à cause de deux avions qui rasent le poste, battent des ailes pour signifier qu’ils ont compris le drame qui se jouait sous eux. Ils semblent vouloir encore nous protéger sous leurs immenses ailes, ils dédaignent les quelques tirs de fusil et de P.M. des viets et s’en vont bientôt vers Hanoi, vers la liberté.
Nous, nous prenons le chemin inverse, nous sommes captifs, nous venons de perdre ce qui nous apparaît depuis comme le bien le plus précieux : la liberté.
La captivité
Une longue colonne de prisonniers parcourt le bassin de Nghia-Lô. Les viets nous harcèlent pour marcher plus vite vers les premières forêts avoisinantes où eux et nous serons dérobés à la vue des derniers avions qui vraisemblablement photographient les premiers moments de notre captivité.
Pieds nus, attachés, fourbus, nous avançons comme des automates encore « sonnés » par la nuit que nous venons de passer et sans nous rendre compte encore de ce qui nous arrive.
Nous sommes bientôt rassemblés au milieu d’une forêt. Les viets commencent à nous identifier et visiblement essayent de réunir les officiers pour les premiers interrogatoires. Personne ne songe un moment à ne pas décliner son identité, son grade et sa fonction, d’ailleurs à quoi servirait ce genre de réaction ? Bientôt nous sommes rassemblés en groupes divers : officiers, sous-officiers, hommes de troupe et marocains. Nos tirailleurs Thaï et vietnamiens ont été rapidement regroupés et dirigés ailleurs, certainement la plupart en camps de rééducation.
Le premier repas, 200 grammes environ de soupe de riz sera d’ailleurs distribué en raison inverse de la hiérarchie, première humiliation. C’est ainsi que nous aurons droit à notre maigre ration deux heures après les autres, le tout étant versé dans 4 à 5 récipients de bambou fabriqués sur place pour 3 à 400 rationnaires !
La fin de I ‘après-midi se passe sur place. Le chef de bataillon est convoqué par un responsable et subit les premiers interrogatoires. D’autres officiers sont interrogés par d’autres cadres viet-minh. Personnellement j’ai été appelé par le chef infirmier viet qui porte pratiquement en permanence une gaze sur le nez et la bouche, signe distinctif de son état ou manifestation dérisoire de sa hantise de la prophylaxie et de la contagion ? Toujours est-il qu’il me donne pour mission de laver des pansements souillés de sang et de pus pour les récupérer, et ce en les lavant dans la rivière en usant de sable et d’eau uniquement. Je m’exécute. Quand la besogne est terminée je prends le paquet, le met en boule après un essorage succinct et le lance pratiquement à mon interlocuteur qui immédiatement me vilipende en me traitant de médecin colonialiste, pur produit du capitalisme, qui ne respecte pas le sang et la sueur des combattants du viet-minh, je devrai donc faire le soir même mon autocritique.
Il n’aura donc pas fallu vingt-quatre heures pour que je m’aperçoive, comme mes camarades d’ailleurs, que je ne suis pas un prisonnier de guerre classique, mais bien dans un univers différent et dans un monde tout à fait autre que celui où j’ai vécu auparavant.
Le soir même, un responsable s’adresse à nous en essayant de distiller le doute sur les responsables qui nous ont entraîné dans cette défaite : « vous avez été abandonnés par le commandement, vous avez été trahis par les vôtres, vous êtes les victimes de I ‘incapacité du corps expéditionnaire à vaincre les forces populaires de notre armée, vous n’avez plus qu’à en tirer les conclusions, mais dans votre malheur vous avez une chance, vous êtes des criminels de guerre donc vous méritez la mort, mais considérant que vous êtes des fils du peuple de France égarés par la politique mensongère, le président Ho Chi Minh, dans sa grande clémence, et grâce à sa politique de clémence, vous donne la chance de vous racheter en admettant vos erreurs passées et en prenant la ferme intention de devenir des hommes nouveaux, en un mot de devenir des combattants de la paix ». Voici, très résumé, I ‘essentiel du message délivré à des combattants valeureux certes, mais vaincus, le jour même de leur captivité.
Dire que nous sommes complètement rassurés sur notre sort serait très exagéré, d’autant plus que dès le milieu de la première nuit, nous sommes réveillés brutalement par nos gardiens et, à la lueur des torches, nous reconnaissons quelques-uns de nos anciens prisonniers, que nous gardions dans notre bataillon, les fameux P.l.M. que nous utilisions à des corvées diverses. Nous pensons à ce moment précis que nous allons être abattus dans la clairière voisine par nos anciens PlM.
Il s’agit en fait de la première mise en scène inventée par les viets, nous évacuons la zone où nous sommes pour faire une première marche de nuit, accompagnés c’est vrai par nos anciens prisonniers et d’autres soldats viets. Nous marchons quelques heures, harassés de fatigue, houspillés par nos gardiens et stoppons dès I ‘aube près de quelques cagnas dans un village isolé dans un environnement assez hostile à priori. Nous avons eu encore peu d’occasion entre nous de nous communiquer nos impressions. Nous sommes déjà inquiets pour notre camarade Danel, officier de renseignement, qui a été mis au secret et dont on sait qu’il a subi des interrogatoires pratiquement sans discontinuer depuis les premières heures de la captivité.
Le chef de corps, le commandant Thirion, me propose de I ‘accompagner pour voir le responsable de notre groupe de prisonniers, pour savoir ce que sont devenus nos blessés, tout au moins les plus graves qui n’ont pu suivre notre colonne. Ce chef de camp nous reçoit, écoute nos doléances, en particulier la proposition du chef de bataillon que je sois, accompagné d’infirmiers, autorisé à aider nos blessés pour les faire évacuer par nos avions sanitaires. Ce chef de camp, sûr de lui (nous ignorons encore à cette époque la duplicité de l’ennemi), nous affirme que notre propre corps expéditionnaire a refusé d’évacuer nos blessés, mais qu’eux-mêmes les ont pris en charge, et que leur service de santé s’en occupera.
Nous saurons plus tard par quelques retardataires qui nous ont rejoints par la suite, que nos blessés ont été transportés du poste dans I ‘ancienne infirmerie plus ou moins détruite située dans le village au pied du poste, mais que, manquant de moyens, de chirurgien, les plus atteints sont morts hélas après plusieurs jours de souffrance, et, ce qui est pire, seuls et sans espoir. C’est certainement pour moi l’épisode le plus cruel que j’ai vécu, et longtemps j’ai pensé à eux; j’y pense encore et ne puis oublier cet épisode. Quand plus tard j’ai été décoré de la Légion d’Honneur, c’est à eux et à mes camarades morts au combat que j’ai dédié la distinction qui m’était décernée, à moi vivant.
Nous avons su par la suite que lors de la défaite de la R.C.4, les viets avaient accepté l’évacuation de quelques rares blessés hommes de troupe seulement, et qu’à Dien Bien Phu, ils ont également accepté une évacuation symbolique, pratiquement insignifiante, de quelques grands blessés.
En tant que médecin, c’est le plus grand reproche que je leur fais, à savoir qu’incapables de soigner cet afflux de blessés au cours de ces grands combats, ils n’ont pas eu le réflexe humanitaire de les rendre à notre corps expéditionnaire et de plus ont prétendu pouvoir s’en occuper eux-mêmes.
Après quelques jours passés aux environs de Nghia-Lô, nous entreprenons la longue marche qui nous conduira en plein pays viet-minh. Nous traversons au niveau de Yen Bay le fleuve rouge, très large et très haut à cette époque, sur des radeaux et nous reprenons la piste de I ‘autre côté du fleuve. Nous rencontrons par moment des groupes importants de femmes et de coolies poussant des vélos surchargés de paddy (riz non décortiqué) : quelques cris hostiles parfois, des regards peu bienveillants, tout au moins au début, dans une zone encore proche des combats, puis ensuite plutôt de l’indifférence nous est manifestée par cette population mobilisée pour apporter le soutien logistique à I ‘armée populaire du viet-minh.
Au début nous circulons uniquement de nuit, les viets ayant la hantise de I ‘aviation et redoutant une intervention de nos parachutistes éventuellement. Ensuite nous marchons de jour. C’est ainsi, alors que nous traversons une immense rizière en plein après-midi, que notre colonne est surprise par deux avions, rapidement repérée et prise pour cible, nos aviateurs nous ayant pris pour une colonne ennemie. Immédiatement allongés face contre terre, nous subissons trois ou quatre passages de nos propres chasseurs avec mitraillage en piqué. Ce sont pour nous quelques minutes particulièrement éprouvantes. Les viets eux même, morts de peur, nous tiennent en joue pour nous empêcher de faire des signes de reconnaissance aux nôtres.
Vraisemblablement enfin conscients de leur erreur possible, les deux chasseurs partent. Nous trouvons des douilles 100 mètres environ devant nous et en sommes quittes pour une peur bien compréhensible.
Nous avons dû confectionner quelques brancards pour transporter les camarades épuisés ou blessés aux membres inférieurs, les autres suivant comme ils peuvent avec des handicaps divers. Ces brancards sont déjà lourds par eux même, et les porteurs rapidement épuisés par cette charge difficile à manœuvrer en terrain accidenté, sur des pistes étroites, nos pieds nus non encore habitués à affronter toutes les embûches de la piste. Les gardiens se contentent de proférer des « maulen, maulen » dès que le convoi a tendance à ralentir.
Interrogés sur le temps qu’il restait à marcher ou la distance à parcourir, ils répondent pratiquement n’importe quoi et nous nous demandons si eux mêmes savent exactement où nous allons, mais ce que nous savons, c’est que cette marche n’en finit pas, que de forêt en forêt, de piste en piste, nous ne cessons de monter, redescendre, traverser une rizière, à croire qu’on tourne en rond. De temps à autre cependant nous traversons une petite rivière et sommes heureux de rafraîchir nos pieds meurtris par les micro-contusions dues aux pierres et aux herbes coupantes. Cette marche dure plusieurs jours, avec halte la nuit sous des espèces d’auvents faits de bambou et de feuilles de latanier, et nous parait interminable. Nous sommes tellement serrés la nuit sur les bas flancs que, blottis littéralement comme des sardines, nous nous retournons tous ensemble, pour éviter d’éjecter les camarades situés sur les bords. Heureusement que la fatigue nous assomme et que nous dormons, épuisés par nos efforts de la journée.
Au détour d’une piste, nous rencontrons, vers le 25 octobre environ, un groupe de camarades. Quelques officiers, sous-officiers et hommes de troupe, une trentaine environ, et nous comprenons vite que cette rencontre n’est pas inopinée. Ces camarades vont dorénavant faire route avec nous pour rejoindre le camp 113. Il y a parmi eux un chef de bataillon, le commandant Bruge, captif depuis trois ans déjà, camarade de promotion de notre commandant.
Nous sommes avides de nouvelles, nous voudrions savoir tellement de choses sur ce qui nous attend. Hélas, le commandant Bruge, officier colonial, est un homme désabusé et malheureux qui, après une dure captivité de trois ans, a eu I ‘espoir d’être libéré mais au dernier moment, vraisemblablement dénoncé par un « rallié » comme n’étant pas un vrai combattant de la paix mais un imposteur, il a dû rebrousser chemin, la mort dans l’âme. Il est complètement démoralisé et inconsciemment nous communique sa vision pessimiste de notre avenir à tous.
Personnellement je surprends une conversation entre les deux chefs de bataillon ignorant que j’étais à portée d’écoute. Le commandant Bruge : « nous avons perdu il y a un mois notre seul médecin qui s’est pratiquement laissé mourir. J’ai vu le tien, il a I’air bien sympathique mais me semble fragile et j’ai bien peur qu’il ne résiste pas non plus ».
Le commandant Bruge, que j’ai revu par la suite et à qui je rends hommage pour son courage tout au long de ces cinq ans de captivité, avait peut être vu juste. Seul médecin ou seul officier je n’aurais pas survécu, tant de courage il faut pour résister seul à une captivité aussi éprouvante. Mais grâce aux autres, grâce à une équipe, grâce à un milieu où règne la confiance et I ‘amitié, m’intégrant parfaitement et naturellement à des gens que j’aime, j’ai pu et je peux tenir et, j’ose le dire, j’ai toujours eu confiance en mon protecteur suprême.
Le camp 113
Nous arrivons enfin fin octobre au camp 113. Le décor est toujours le même : nous arrivons dans un bassin entouré de montagnes où règne une végétation intense, une petite rivière serpente dans cette rizière, quelques cagnas d’apparence très pauvre sont groupées dans une partie du bassin. Il s’agit d’un petit village de moyenne région, isolé des grandes routes, pas très loin cependant d’une rivière plus importante dont nous voyons l’affluent traverser la rizière.
Nous sommes fin octobre, les nuits sont fraîches, les journées chaudes mais pas étouffantes. Nous sommes au Tonkin, en direction de la frontière chinoise.
Dans ce camp il y a déjà des légionnaires, des marocains, des hommes de troupe français, des sous-officiers, quelques rares officiers. Nous venons grossir les effectifs subitement car nous sommes environs trois à quatre cents.
Nous sommes répartis en groupes d’une vingtaine environ. Ceux de Nghia-Lô se retrouvent ensemble, officiers, adjudants chefs et adjudants. Nous sommes dans une cagna. Je suis désigné, pour quelques jours seulement, responsable de mon groupe et en conséquence, jeune médecin lieutenant, je dois expédier mon vieux comme chef de corvée. Ça commence bien !
Le programme de la journée est immuable : corvées le matin, repas, discussion politique dans I ‘après-midi, repas, révisions politiques dans la soirée, coucher. Et les jours vont se suivre et se ressembler étrangement.
La corvée consistait à aller régulièrement chercher le riz dans des silos toujours éloignés, toujours camouflés, certains allaient faire des fagots, d’autres parcouraient des kilomètres pour rapporter des liserons d’eau, du manioc ou autres légumes zaokey dénués de valeur nutritive.
Nous avons droit à 600 grammes de riz comprenant le riz et un semblant de viande ou de légumes équivalant à une cuillère à soupe de sauce environ.
Le matin nous faisons réchauffer un peu de riz gardé de la veille, pour avoir quelque chose dans I ‘estomac avant de partir en corvée. Ces corvées du matin correspondent en fait à la rééducation par le travail, les viets nous font souvent remarquer que nous travaillons uniquement pour nous, ils oublient de préciser que, comme par hasard, les silos sont toujours situés très loin, et que, par définition, le ravitaillement est toujours très éloigné du camp.
L’après-midi nous assistons à une ébauche de cours politique car au camp 113 le public est particulièrement hétérogène : il y a des marocains, des légionnaires, des français de tous grades, aussi les cours sont très généraux et il y est fait sans cesse allusion à la sale guerre colonialiste que nous menons, à la trahison des nôtres, à la politique de clémence du président Ho Chi Minh qui permet notre survie, et à notre entretien par la population laborieuse et le bon peuple vietnamien.
Il est toujours fait référence à notre tare de venir d’un pays capitaliste qui se moque de la misère du peuple, que nous exploitons tous les peuples que nous asservissons, les nord africains, les africains et eux mêmes.
Rapidement les conditions matérielles se dégradent, la nourriture est insuffisante, non équilibrée et surtout l’hygiène du camp est particulièrement défectueuse, absence complète de prophylaxie. Les premiers cas de dysenterie apparaissent et se propagent, compte tenu de I ‘absence complète d’hygiène et des conditions inhérentes à cette affection propagée par les mains sales, et I ‘impossibilité d’avoir des installations sanitaires, même élémentaires.
A l’amibiase s’ajoutent d’autres parasitoses : anguillulose, ankylostomiase, ascaridiose, etc… Le paludisme atteint des organismes fragilisés, et les premiers signes de malnutrition, d’avitaminoses, d’œdèmes de carence apparaissent. Affections matérielles certes, mais toutes ces atteintes, toute cette misère physique et physiologique survient sur des organismes débilités, mais surtout sur une troupe démoralisée.
En effet notre détresse morale est intense. Nous sommes là, dans un environnement hostile, sans espoir immédiat ni même lointain, accablés par le comportement global du camp. En effet les légionnaires, fatalistes, se laissent mourir ; tous les matins il en manque un, deux ou même plusieurs à I ‘appel, morts dans la nuit.
Les marocains se désespèrent et leur comportement est imprévisible, ils se découragent facilement. Les hommes de troupe auxquels le chef de camp tend la carotte d’une libération éventuelle font du « stakhanovisme », usant leurs forces à faire des corvées inutiles, harassantes, buvant de I ‘eau non bouillie au hasard des corvées, ne respectant aucune règle d’hygiène et s’effondrant à I ‘annonce d’une libération retardée ou annulée en raison de leur manque de maturation politique et de leur insuffisance de préparation.
Nous mêmes, dans notre groupe nous perdons un officier, un capitaine arrivé au 1° bataillon Thaï deux à trois mois avant la captivité, deux ou trois sous-officiers et plusieurs hommes de troupe, dont mon caporal-chef infirmier de Nghia-Lô. Tous meurent de cachexie consécutive à la dénutrition et aux affections intestinales parasitaires. Ils seront enterrés près du camp à côté de I ‘infirmerie morgue. Une simple croix signalera le lieu de leur dernière demeure, dans quelques mois la brousse aura recouvert leurs tombes, ils resteront dans la terre lointaine d’Asie.
Notre moral se ressent de toutes ces agressions physiques et psychologiques. ll est certain que malgré notre résolution à tenir pour durer, devant notre conviction que nous ne serons pas libérés avant longtemps, notre maintien encore quelques mois dans ce camp de la mort nous aurait sûrement menés à notre disparition. Nous faisons des efforts de prophylaxie en conseillant de faire bouillir l’eau, en essayant le soir de se protéger des moustiques, en recherchant lors des corvées un peu de vitamines sous forme de piments, en utilisant des petits moyens, mais tout cela est insuffisant car la grosse partie du camp néglige les principes d’hygiène élémentaire.
Par ailleurs, un certain flottement apparaît dans notre propre groupe, nous avons des difficultés à appliquer les consignes préconisées par les viets, ne plus appeler nos camarades par leur grade par exemple ? Moi-même, pratiquement le plus jeune officier de mon bataillon, ne me sens plus à I ‘aise pour envoyer le camarade commandant Thirion aux corvées de bois. Je suis remplacé par un lieutenant plus ancien, d’ailleurs chef d’un de nos postes isolés du 1° B.T., le lieutenant Dupré, un bon camarade pas plus heureux que moi dans cette fonction. En fait notre moral est de plus en plus mauvais car nous mesurons la dégradation de notre état et nos appréhensions tout à fait justifiées quant à notre devenir.
Je ne m’étends pas davantage sur cette période particulièrement éprouvante, où nous avons touché le fond de l’abîme. Nous sommes arrivés ainsi à Noël 1952, où un semblant de repas de fête avait été organisé et où effectivement quelques suppléments alimentaires octroyés à cette occasion nous ont fait revivre un moment hélas trop court mais assez inoubliable. Nous avons eu en effet du riz enfin assaisonné, des morceaux de canard comme des sucres, du porc en petite quantité et un pamplemousse. De plus, surprise extraordinaire, nous avons eu droit à écrire notre première lettre sur du papier de riz. 300 mots pas plus avec consigne de donner de nos « bonnes nouvelles », et de ne pas oublier de recommander à nos familles de lutter pour la paix et le rapatriement du corps expéditionnaire. Il faut croire que je n’avais pas compris exactement la consigne la première fois puisque ma première lettre, arrivée en France six mois après, via Pékin et Prague, avait I ‘allure d’une dentelle à cause des coups de ciseaux dus à la censure. Les autres par la suite arriveront intactes. J’avais, comme mes camarades, saisi « le message ».
Le camp n° 1
Début janvier 1953, nous entendons pour la première fois parler du camp n’ 1. Il est question que les officiers et quelques sous-officiers quittent le camp pour rejoindre celui-ci. Les cadres, les bo-doï (nos gardiens) commencent à évoquer devant nous, lors de causeries à I ‘occasion des corvées, I ‘existence de ce camp qui nous parait vite être un camp où il ferait bon vivre, en tout cas où nous n’aurions pas de peine à nous trouver mieux qu’ici. Il apparaît en effet aux dires de nos geôliers, que c’est un vrai camp organisé, avec baraques confortables, bibliothèque, etc… Enfin peu à peu nous I ‘idéalisons dans nos pensées au point que le jour où nous apprenons notre départ, nous sommes à deux doigts de prendre cette nouvelle comme une certaine libération anticipée. Désormais il reste à atteindre notre but : le camp n° 1.
L’égoïsme est profondément ancré au cœur de I ‘homme, et je reconnais avec le recul du temps que notre désir de partir de ce camp malsain nous a fait oublier que nous laissions des camarades marocains, étrangers, quelques jeunes sous-officiers et hommes de troupe dans une situation encore plus précaire après notre départ, mais nous avions tellement la sensation de nous enliser avec eux que nous n’avions plus qu’un espoir et un désir, quitter ce camp de misère pour trouver un camp digne de ce nom. Nos camarades devaient quitter le camp 113 après nous d’ailleurs, mais pour aller dans un autre camp malheureusement très semblable à celui-là.
Nous devons donc à nouveau accomplir une longue marche en plusieurs étapes. Mal renseignés ou pas renseignés du tout, nous ne pouvons jamais savoir quand nous arriverons. Seuls quelques camarades anciens des F.O. reconnaissent au hasard d’anciennes bornes, des sites qu’ils ont parcourus quelques années auparavant. Nous sommes dans la région de Tuyeng Quang, entre la rivière claire et la Sanquang. Nous commençons à avoir quelques précisions sur les camarades qui sont déjà au camp n°1. Il s’agit en fait des prisonniers faits sur la R.C.4 lors de la grande bataille d’octobre 1950. Ils seraient environ 70 officiers et sous-officiers supérieurs, ces derniers auraient quitté la frontière de Chine quelques mois auparavant pour venir s’installer au camp n°1.
En fait nous sommes donc attendus par nos anciens camarades, et c’est une raison de plus pour nous de souhaiter une prochaine arrivée à ce camp, tant nous avons soif de les voir, de savoir dans quel état ils sont, comment ils ont vécu à ce jour et comment ils entrevoient notre séjour à venir en leur compagnie.
Un soir de janvier, sous un ciel brumeux, à I ‘issue d’une dernière étape dure et interminable, nous arrivons dans une rizière entourée de montagnes. Les premiers éléments nous crient la grande nouvelle, nous venons d’arriver au camp n°1. Les anciens de la R.C.4 nous accueillent très chaleureusement, nous crient des mots d’encouragement, apitoyés qu’ils sont de notre grande fatigue physique et morale, nous promettent de nous mettre au courant dès que nous pourrons dialoguer plus longuement car il est déjà assez tard et les bo-doî sont las aussi de nous convoyer. Pour cette première nuit nous restons ensemble, demain il fera jour.
Nuit agitée s’il en fut car il nous tarde de discuter avec nos camarades. Certains ont déjà reconnu des camarades de promo ou des camarades de combat, certains ont même entrevu un des deux fameux colonels des colonnes Chartier et Lepage, I ‘esprit de bouton n’est pas mort, les cavaliers savent qu’ils ont des anciens de l’arme blindée cavalerie, les artilleurs ont reconnu des leurs, nous les médecins savons que nous avons quatre camarades présents au camp.
Le jour se lève enfin dès qu’on nous le permet nous allons à la rencontre de nos camarades. Je ne dirai jamais assez le réconfort moral qu’ils nous ont apporté, se rappelant leur propre détresse au lendemain de leur captivité, qui remonte à plus de deux ans maintenant, ils sont décidés à nous aider et presque tous nous donnent, sinon des signes d’espoir, tout au moins des raisons d’avoir confiance pour notre avenir en commun, malgré les difficultés présentes et à venir. Aide morale certes, mais d’abord aide matérielle : ils se sont aperçus rapidement de notre condition physique très défectueuse après cette marche pénible de plusieurs jours, survenant après un séjour très éprouvant. Aussi nous mettent-ils à un semi repos bien dosé, avec un travail minimum mais indispensable à la survie, pour éviter la station prolongée sur le bas flanc particulièrement préjudiciable à la santé. Ils ont en effet obtenu la maîtrise de la question des corvées depuis plusieurs mois déjà, aussi se substituent ils aux autorités pour nous distribuer le travail selon nos capacités physiques du moment.
Les plus résistants vont participer à quelques corvées extérieures d’assez courte durée, d’autres vont rester au camp, employés à diverses besognes. Personnellement je vais au début piler le riz avec un camarade selon les méthodes ancestrales. D’autres iront à la rivière chercher I ‘eau dans des bambous, d’autres enfin s’occuperont de la cuisine et du nettoyage des abords du camp, la plupart ira chercher du bois dans les forêts avoisinantes sous la conduite des bo-doï. Ces tâches ne seront pas immuables, elles varieront avec notre état de santé. En un mot nous sommes d’emblée épargnés, pour notre bien.
Avant de raconter la vie quotidienne au camp n°1, pratiquement la même au fil des jours, il est important et capital que je précise ici que nos camarades nous font profiter, en plus de I ‘aide matérielle, de I ‘aide que j’appellerai « politique ». Ils veulent nous faire profiter de leur expérience douloureuse des premiers mois de leur captivité, nous dire le cheminement par lequel ils sont passés, en particulier la mise en condition du début, avec rééducation par le travail, le maniement alternatif de la crainte et de I ‘espoir, les arcanes de la dialectique marxiste à la sauce indochinoise ; en somme, après une première période que nous appellerons la décantation, viendra la mise en condition avec des épisodes variés, des réactions de révolte quelquefois, d’acceptation ensuite, pour peu à peu rentrer dans la période de résignation ou encore d’abdication. Toutes ces différentes étapes, ils les ont vécues et nous pouvons dire douloureusement les premiers mois avant, sans I ‘ordre de leurs chefs, de se décider à jouer le jeu pour espérer sortir un jour de ce pays.
Donc ils nous épargnent ces étapes, ils nous disent que pour survivre il faut sans hésitation suivre leur exemple. Le premier manifeste du camp n°1 signé par eux après de longues palabres a été le début de cette période d’abdication certes, mais d’abdication dans I ‘honneur. Aussi suivons nous leurs consignes et entrons nous dans le jeu politique sans plus d’hésitation.
Il existe un organisme chargé de faire la liaison avec le commandement du camp : c’est le comité du rapatriement du corps expéditionnaire, plus exactement le « comité de paix et de rapatriement ». Pas du nôtre, mais bien celui du corps expéditionnaire, car nous savons que notre rapatriement personnel ne peut être lié qu’à notre degré d’évolution politique, notre aptitude à devenir un combattant de la paix, débarrassé de tout notre héritage vieux bourgeois, capitaliste, etc… Nous sommes en effet maintenant très familiarisés avec une terminologie immuable, et associons automatiquement lubrique à vipère, fantoches aux sud vietnamiens, revanchards à japonais, militaristes à américains, etc…, etc…
Nous voici donc intégrés à nos anciens, nous sommes pratiquement 120 à 130 prisonniers et les journées se déroulent toujours de façon très monotone. Le matin réveil vers 7 heures, petit déjeuner suivant les restes de la veille car il n’y a pas de petit déjeuner, il suffit de le savoir. C’est dur au début puis on s’y habitue, à vrai dire on s’habitue à tout. Ensuite appel et distribution des corvées. La matinée va passer ainsi. Certains préfèrent les corvées lointaines qui les éloignent du camp pour un moment au moins, d’autres vont régulièrement faire un fagot, de toutes façons il faut passer la matinée en attendant le repas de midi.
La distribution du riz est l’événement essentiel de la journée : riz nature, à vrai dire bon en général, mais accompagné d’un complément symbolique qui se résume à une cuillère à soupe de légumes à peine salés ou d’un bouillon de viande ou flottent deux à trois dés de viande, ou une cuillère de sésame, ou encore deux ou trois morceaux de manioc. En somme un complément insignifiant. Chacun arrange à sa manière le tout, heureux celui qui a pu trouver au hasard des corvées quelques piments par exemple. La boisson c’est de l’eau avec quelquefois des feuilles de goyave que I ‘on a mis à infuser si on a eu le temps.
Ensuite quartier libre pendant une à deux heures approximativement, puis I ‘après-midi est réservée au cours politique. Nous nous rendons dans une espèce de clairière où, assis dans I ‘herbe, nous nous apprêtons à subir le cours politique qui fait partie intégrante du programme journalier du prisonnier du viet-minh. Nous sommes en effet retenus au Vietnam, hôtes forcés du président Ho Chi Minh, pour entendre la bonne parole. Notre présence dans ce camp est justifiée aux yeux de nos geôliers uniquement pour profiter des cours politiques qui doivent naturellement nous conduire à réviser notre jugement sur nos certitudes acquises en pays capitaliste, nous montrer du doigt les erreurs que nous avons commises, en un mot nous débarrasser de notre carapace de vieil homme pour devenir un homme nouveau, un combattant de la paix décidé à répandre la bonne parole, au camp d’abord, ensuite au peuple de France et surtout aux gens de notre caste.
Les premières « leçons » bien entendu sont chargées de nous ouvrir les yeux sur la sale guerre colonialiste que nous menons contre le bon peuple vietnamien. Inutile de dire que nous allons rabâcher les leçons initiales inhérentes au colonialisme et que nous en entendrons notre compte. Pendant ce temps, énorme avantage, nous nous reposons, vautrés dans cet amphithéâtre de verdure, laissant voguer nos pensées bien au-delà des propos lassants et répétitifs de nos interlocuteurs. Ensuite c’est le chapitre de la C.E.D., de I ‘occupation de notre territoire national par les américains.
Bien entendu en diverses occasions nous avons droit aux fameux meetings, celui du 19 mai anniversaire d’Ho Chi Minh, appelé familièrement oncle Ho par nos gardiens, celui du 14 juillet, etc. Ces meetings donnent lieu à des scènes folkloriques où nous préparons des slogans, nous accrochons des banderoles entre deux mâts, surmontant une estrade où des camarades faisant partie du comité pour la paix et le rapatriement improvisent des discours où ils manient avec adresse et souvent humour des propos suffisamment crédibles pour les viets et pleins de sous-entendus pour I ‘auditoire.
A côté de ces meetings il y a les campagnes : campagne pour I ‘hygiène, campagne des atrocités… Cette dernière mérite quelques explications : les viets en effet, tellement persuadés par leur propagande, sont convaincus que notre comportement pendant notre présence dans le corps expéditionnaire était celui d’un capitaliste sans scrupules, tueur, violeur, alcoolique, drogué, enfin I ‘image du « salaud intégral », plus pur produit du colonialisme. Il s’agit donc pour les volontaires et quelques « rigolos » de se présenter à la tribune et de faire une autocritique où ils s’accusent de tous les maux avec un luxe de détails. Le plus fort étant que plus c’est invraisemblable, plus les viets prennent ces confessions pour argent comptant. Cela tient du grand guignol, du tragi-comique, mais en même temps donne une idée de ce qu’une idéologie poussée à l’extrême peut amener à faire faire à des hommes. Nous vivons ainsi dans un monde où la vérité n’est plus la vérité, où des raisonnements conduisent à des conclusions absurdes, mais où heureusement aussi la maladresse, voire la bêtise de quelques-uns de nos geôliers nous permet de nous ressaisir et de toujours voir clair en nous.
Nous aurions bien entendu souhaité un traitement normal de prisonniers de guerre, avec un minimum de garanties matérielles et sans pressions politiques, « bourrage de cerveau », rééducation. En un mot libre, au moins dans notre esprit. Cela était mal connaître le monde communiste, plus exactement marxiste et en plus I ‘univers asiatique. Aussi, on le comprend, certains ont pensé à s’évader c’est d’ailleurs le devoir de tout prisonnier, mais j’ajouterai d’un prisonnier en assez bonne forme pour envisager une telle entreprise dans un pays aussi difficile.
Nous sommes en effet prisonniers de notre environnement « géographique » : ce pays qui nous avait tant charmés avant notre captivité se révèle ici hostile par sa démesure : forêts denses et inextricables, pistes à peine esquissées évoluant dans une topographie mouvementée avec des changements de niveaux difficiles à gravir, avec peu d’éléments de repère en dehors des fleuves toujours très fréquentés, enfin une population ennemie flairant très vite le « visage pâle » et prête à la dénonciation. Ce pays, disions-nous, est plus sûr qu’une geôle classique entourée de tous côtés.
Aussi ce sont les meilleurs, les plus décidés qui tentent des évasions. Sans succès hélas, à part quelques rares faites au début, alors que nous n’étions pas encore trop loin de la zone des combats. Les camarades qui tentent leur chance à cette époque le font tous par la voie d’eau. Préparant leur coup, ils confectionnent quelques jours, voire mois avant des radeaux à I ‘occasion des corvées de bois. Partis en reconnaissance lors de ces corvées, certains préparent les bambous, lianes, points de fixation, et à chaque corvée dissimulent les divers éléments dans des endroits bien précis, mais au centre d’un point pas trop éloigné du fleuve, pour y transporter, le jour « J », les éléments du radeau et le reconstituer avec facilité. La mise à I ‘eau doit en effet être faite en un point bien étudié à I ‘avance, assez facile d’accès, loin des cagnas et pas trop éloigné du camp. Il faut ensuite attendre les hautes eaux et I ‘absence de lune pour pouvoir partir.
Ainsi, neuf camarades au moins partirent en trois radeaux un soir. Leur absence ne fut constatée par nos gardiens que le lendemain matin, grâce à un habile camouflage lors du contrôle du soir. Ils purent donc partir à la nuit tombée, parcourir pour certains une quarantaine de kilomètres, de nuit, avec de nombreuses embûches certes, mais arriver avant le lever du jour pour camoufler leur embarcation, la rafistoler tant elle avait déjà souffert, et surtout se camoufler eux – mêmes dans la forêt avoisinante, à I ‘abri de toute habitation et surtout des chiens. Pour certains I ‘aventure s’est arrêtée là, repérés dans la journée par la bonne population toujours en éveil et avertie de proche en proche par les chefs de village riverains. D’autres purent reprendre leur course encore une nuit, s’approchant assez sensiblement de Vie Tri, c’est à dire du premier poste appartenant à nos forces. Hélas tous furent repris, tous durent refaire le chemin inverse à pied, entravés par des espèces de carcans, souvent insultés par les partisans locaux avant d’être remis aux forces régulières.
Tous bien entendu, avant de nous rejoindre et de réintégrer leur place dans le camp, durent faire leur autocritique en insistant sur leur trahison auprès du bon peuple vietnamien, et sur leur ingratitude envers la politique de clémence du président Ho Chi Minh.
Affaiblis, amers, ils reprirent leurs places et habitudes au camp n°1, en ayant pour certains la ferme intention de recommencer, mais cette fois de réussir. En fait ce ne fut plus possible à partir d’une certaine époque car nous fûmes éloignés des rivières si tentantes, et les camarades les plus déterminés perdirent comme les autres leurs forces avec la prolongation de cette captivité.
Même dans les pires moments, il y a des moments de détente, et certains de nos camarades, riches en eux-mêmes , savent nous faire passer des soirées bien agréables. Certains nous parlent philosophie, histoire, d’autres se remémorant des langues bien maîtrisées nous font des cours d’anglais ou de russe, d’autres nous font saliver souvent en racontant des recettes de cuisine, d’autres nous distraient encore en nous racontant des épisodes de leur captivité en Allemagne, comme quoi tout est relatif dans ce bas monde, enfin, et ceci fait partie des activités officielles, il y a les séances constructives certes, mais qui doivent être récréatives également, avec chants et sketches appropriés. Avec le bambou, du mauvais papier de riz et de la colle, on peut confectionner décors et costumes, certes succincts mais évocateurs. Quelques spécialistes s’adonnent avec zèle à ces besognes, et plus d’une fois, nous rions de bon cœur aux performances réalisées par certains, tant les pantomimes sont réussies et les situations du plus haut comique. Mais bien entendu il faut que les saynètes soient toujours constructives, c’est à dire qu’elles aient une connotation politique et valeur éducative.
Mais la plupart du temps, les jours s’écoulent de façon monotone, il ne se passe rien, mais tout se transforme tristement au fil des jours. L’évolution du camp ne se fait pas d’une seule tenue, bien évidemment. Si un meeting est réussi, si les viets ont des succès militaires, nous ressentons une discrète amélioration de notre condition, une meilleure compréhension de nos geôliers, un petit avantage matériel. Si au contraire il y a eu une tentative d’évasion, un meeting mal préparé, si les viets s’aperçoivent que notre évolution politique stagne et que nous n’avons encore pas bien compris la politique de clémence, alors I’ attitude de nos gardiens se durcit, les corvées deviennent plus longues et dures et le ravitaillement plus défectueux, comme par hasard.
Je ne serais pas complet si j’omettais de parler des rares libérations anticipées qui ont eu lieu, trois ou quatre fois avec cinq ou six prisonniers seulement à chaque départ, mais ces libérations, à part quelques-unes exceptionnelles, ont toujours été faites à des fins de propagande. Je parle des libérations d’officiers et des quelques adjudants chefs. Je prendrai en exemple la libération de cinq officiers, dont trois à particule : cela fit dire à un officier parachutiste qu’il ne comprenait pas le critère choisi par le commandement du camp, et il alla les provoquer en s’étonnant que lui, fils du peuple, soit toujours retenu alors que ses camarades aristocrates étaient libérés. Il lui fut répondu qu’il était peut être un fils du peuple, mais qu’il avait toute Ia morgue des officiers capitalistes. Cet officier, qui sera plus tard tué en A.F.N., était simplement venu narguer les viets et leur dire qu’équipé de sa tenue léopard inusable, il pouvait encore rester vingt ans s’il le fallait.
La libération
Nous arrivons au printemps 1954, nous commençons tous à nous ressentir de ces longs mois passés, notre santé se détériore, nous apprenons bientôt la chute du camp retranché de Dien Bien Phu, et nous voyons arriver un mois et demi après tous nos camarades démoralisés, complètement épuisés par les durs combats et la longue marche qui leur a succédé. Rapidement ils nous font comprendre que I ‘issue de la guerre est proche, tant la défaite de Dien Bien Phu a atteint le potentiel de notre corps de bataille. A nous de leur transmettre les consignes pour survivre et encore durer quelques temps, pour essayer de sortir de ce camp.
A ce moment précis quelques camarades médecins sont enfin envoyés dans des camps de troupe, et moi-même suis désigné pour convoyer sur un immense radeau des grands blessés et malades. Destination inconnue, mais évidemment mes infirmiers et moi-même caressons I’ espoir insensé de nous retrouver, après deux jours de navigation, à Vie tri puis à Hanoï, par le biais de nos navires de guerre fluviaux.
Ce sera la grande illusion, et c’était encore mal connaître les viets de penser que ce serait la solution retenue pour sauver au moins ces blessés et grands malades. Après deux jours de navigation, nous débarquons à Tuyen Quang pour déposer nos blessés et malades dans un soi-disant hôpital de campagne, à vrai dire mouroir authentique, dans le but de leur donner meilleure apparence avant la libération proche maintenant. Certains ne reverront pas la France parce que les viets avaient honte de les redonner à notre pays dans cet état.
Mes infirmiers et moi-même, ainsi que deux ou trois valides, demandons à rejoindre nos compagnons, accablés que nous sommes de ce spectacle de désolation où nous ne pouvons rien faire. Nous repartons et rejoignons nos camarades qui entre temps ont fait mouvement. Nous empruntons pour la première fois des camions Molofova pour avancer dans la région de Vié tri. Les viets ne nous parlent toujours pas de libération, mais nous voyons à l’évidence que les préparatifs vont dans ce sens. Nous arrivons enfin tout à fait à la fin du mois d’août dans la région de Vié tri, nous sommes près du fleuve rouge, notre libération est imminente.
La veille, nous sommes rassemblés par groupe de cinquante environ, nous voyons un hélicoptère arriver au milieu de nous, quatre membres de la commission d’armistice en descendent : un hindou, un polonais, un canadien et un français. Cet officier nous rassure immédiatement en nous annonçant notre embarquement pour le lendemain (31 août pour moi). Les hautes eaux gênent en effet la remontée sur le fleuve rouge des navires de guerre affrétés à notre rapatriement. Le soir donc dernière soirée en pays ennemi, nous avons touché un paquetage tout neuf avec casque de latanier et sandales de caoutchouc. Nous serons ainsi « plus présentables ». Une dernière soirée politique, où nos geôliers nous donnent les dernières recommandations et souhaitent que nous nous quittions bons amis. Nous ne broncherons pas jusqu’au bout, puisque nous sommes libérés par « paquets » et que personne ne veut compromettre les chances de ceux qui sont encore retenus.
La nuit sera courte, et le sommeil se fera longtemps attendre, demain nous serons libres, c’est à peine croyable.
L’ultime journée fut encore longue, malgré les attentions de nos geôliers. Enfin nous entendons le bruit des moteurs des navires qui viennent nous récupérer. Nous embarquons vers 17 heures. A peine sur le bateau, le médecin du bord, jeune camarade, s’occupe de nous : nous sommes deux médecins libérés ensemble, il communique nos noms et ceux de nos camarades encore prisonniers par radio à Hanoi. Nous arrivons à Hanoï vers 22 heures, et sommes dirigés immédiatement vers l’hôpital militaire Lanessan. A minuit nous ne dormons toujours pas, mais nous sommes propres, couchés dans des draps blancs et enfin libres…
Conclusion
Sur le plan personnel, j’ai assez rapidement recouvré une santé correcte, à part la persistance de troubles digestifs liés à une colite chronique et surtout I’ apparition relativement tardive quelques années après d’une névrose d’angoisse heureusement contrôlée par les méthodes de relaxation, mais non complètement disparue, et en particulier réactivée à chaque épisode digestif.
J’ai acquis une certaine philosophie, qui me fait hiérarchiser les événements et me confère une confiance pour I’ avenir en général.
Sur le plan politique, la découverte de I’ idéologie communiste m’a contraint à m’engager politiquement à une certaine époque pour lutter contre cette doctrine basée sur le mensonge et la négation des valeurs, en étant farouchement opposé, pour moi et mes enfants, à ce genre de régime marxiste.
Sur un plan plus général, nous pensons qu’il n’y aura plus de prisonniers de guerre type 14-18 ou 39-45, mais uniquement des prisonniers politiques ou otages en quelque sorte, d’où la nécessité pour tous, et pour nos jeunes en particulier, d’acquérir en plus des vertus traditionnelles des notions psychologiques permettant de résister à ce genre de situation.
J’ai appris enfin la valeur de la camaraderie de combat et de l’amitié en général.
Je terminerai enfin en citant un poète ancien qui disait avec une certaine justesse :
Tout ce qui a une fin est triste, même I’ exil.
« Sans haine mais sans oubli »
Je suis heureux de donner ce document à ma petite fille Bénédicte, curieuse de l’aventure peu commune vécue par son grand-père en Extrême Orient.
A elle de faire savoir à ses amis la tragédie de cette guerre d’Indochine et de dire que la France a combattu dans l’honneur dans ce lointain pays auquel elle était très attachée.
En 2024, grâce à vos dons, l’Association Nationale des Anciens Prisonniers Internés Déportés d’Indochine a pu ériger un monument dédié aux prisonniers du ViêtMinh, civils et militaires, morts en captivité entre 1946 et 1954.
L’inauguration de ce monument à Morsang-sur-Orge (91) le 04 octobre 2024 a marqué l’épilogue de cette première étape.
L’année 2025 a vu le lancement de la phase II de ce projet visant à aménager l’environnement immédiat du monument en jardin d’inspiration asiatique, un lieu de réflexion et de Paix.
Outre l’embellissement du site, l’ANAPI espère que la curiosité amènera un nouveau public à fréquenter le parc en dehors des commémorations et, par la même occasion, découvrir la tragédie qui s’est jouée lors de cette dramatique captivité.
Ce projet, coordonné par l’ANAPI, a été conçu bénévolement par Marya Veligzhanina, (maryavelighzanina@gmail.com), designeuse d’espace diplômée de l’ENSAAMA (Olivier de Serres) & en formation de paysagiste conceptrice à l’Ecole Nationale Supérieure de Paysage de Versailles et Flavian Tracol (flavian.tracol@gmail.com), designer indépendant & étudiant chercheur en Master design produit à l’ENSAAMA (Olivier de Serres).
Il s’appuiera sur les savoir-faire des services techniques de la ville de Morsang mais également sur les compétences professionnelles développées au sein de l’Etablissement Régional d’Enseignement Adapté (EREA) d’Ollainvile (91). Cet établissement accueille des élèves en grande difficulté scolaire ou sociale ou rencontrant des difficultés liées à une situation de handicap.
Outre la visée mémorielle, ce projet s’inscrit donc également dans le domaine social en offrant aux apprentissages enseignés par l’EREA une mise en œuvre concrète (jardinierpaysagiste, maçon, menuisier, métallier).
L’ANAPI est dès maintenant à la recherche d’un financement pour lancer cette nouvelle phase dont le coût global est estimé à 25 000 euros.
A cet effet, l’ANAPI compte pouvoir s’appuyer sur une subvention de la région Ile de France (8ème Edition du budget participatif écologique et solidaire de la région IDF), sur le mécénat et, à nouveau, sur votre générosité au travers de dons.
L’ANAPI étant reconnue d’intérêt général, conformément à l’article 200 du code des impôts, vos dons ouvrent donc droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66% de leur montant.
Sur demande et après transmission de vos coordonnées, un reçu fiscal vous sera délivré par courriel.
Par ailleurs, une borne interactive (Phase III), outre les rappels historiques et la chronologie du projet, mentionnera la liste des donateurs et des associations ayant permis la réalisation des phases I et II.
L’ANAPI est dès à présent en mesure de recevoir vos dons.
A cet effet, vous pouvez adresser vos chèques libellés à l’ordre de : ANAPI, à l’adresse suivante : ANAPI, 16/18 Place DUPLEIX, 75015 PARIS
Le contrôleur général des armées (2S) Philippe de Maleissye et le bureau de l’ANAPI sont heureux de vous inviter à la cérémonie du souvenir des prisonniers du Viêt-Minh morts en captivité.
Vous trouverez à cet effet un carton d’invitation au format PDF joint à cette publication.
Cette cérémonie se déroulera le samedi 11 octobre 2025 à 14h30 à Morsang-sur-Orge (91), parc Simone Veil.
La mise en place du dispositif débutera à partir de 14h00.
Elle sera présidée par madame Marianne Duranton, maire de Morsang, en présence de représentants de l’Etat et élus du département et de la municipalité.
A l’issue de la cérémonie, un vin d’honneur réunira tous les participants.
Un plan des lieux vous sera adressé ultérieurement par voie électronique après confirmation de votre présence.
CGA (2S) Philippe de Maleissye
Président de l’ANAPI.
Bernard Grué nous a quittés le 11 juillet 2025. Rescapé des violents combats de la RC4 et des camps de rééducation du Viêt-minh, il fut aussi un grand serviteur de l’état, notamment dans le renseignement au sein du SDECE. Retour sur un parcours exceptionnel…
Bernard Grué est né le 24 décembre 1924 à Bordeaux. Le 28 novembre 1945, il décide de s’engager au titre de l’Ecole Spéciale Militaire de St Cyr. Conformément aux pratiques de l’époque, il effectue préalablement un stage en corps de troupe comme sous-officier.
Le 16 janvier 1947, le sergent Grué rejoint enfin Coëtquidan et est admis à l’Ecole Spéciale Militaire Interarmes.
1947, Bernard Grué est admis à l’Ecole Spéciale Militaire Interarmes (ESMIA)
Ayant choisi l’infanterie à l’issue de sa formation, il rejoint la Légion étrangère et Sidi Bel Abbés le 20 novembre 1948. Le 22 mai 1949, il embarque sur le Pasteur à destination de l’Extrême-Orient. Débarqué à Saïgon le 7 juin, il est affecté au 3ème régiment étranger.
Il prend alors le commandement du poste 41, situé sur la RC4. A Dong Khé, du 16 au 18 octobre, le lieutenant Grué défend avec acharnement son point d’appui face à un ennemi très supérieur en nombre. Alors que celui-ci a pris pied dans la citadelle de Dong Khé, il parvient à le mettre en déroute en servant lui-même un canon de 57.
Le 18 au matin, après deux jours de résistance héroïque, sur sa position encerclée et écrasée par l’artillerie, le lieutenant Grué est une nouvelle fois blessé. Inconscient parmi ses légionnaires morts et blessés, il est alors capturé par le Viêt-minh.
Suivent 4 années de captivité et de rééducation au camp n°1 dont il fait le récit dans son livre « l’espoir meurt en dernier », un récit sans haine, teinté d’humour et d’un incroyable optimisme. Libéré le 28 août 1954, il est rapatrié vers la France et débarque à Marseille le 4 octobre 1954.
Bénéficiant d’un congés de fin de campagne et de convalescence jusqu’à la fin mars 1955, il est alors affecté en novembre à l’état-major des forces armées à Paris. Diplômé des langues orientales en Persan, puis breveté de l’enseignement militaire supérieur, le capitane Grué part pour l’Algérie d’où il revient pour intégrer le centre militaire d’études slaves. Par la suite, il rejoint Théhéran où il suit les cours de l’école de guerre iranienne.
Après avoir été attaché militaire adjoint à Moscou de 1968 à 1971, il prend ensuite le commandement du 46ème régiment d’infanterie à Berlin de 1972 à 1974, puis à son retour en France, la direction du renseignement au sein du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE).
En 1978, il quitte l’armée avec le grade de colonel.
Il effectue par la suite une seconde carrière dans un grand groupe pharmaceutique.
Le 30 avril 2024, à l’occasion de la cérémonie de Camerone à Aubagne, le colonel Grué est désigné pour porter la main du capitaine Danjou, ultime reconnaissance accordée à un grand soldat ayant servi à la Légion étrangère.
Le 30 avril 2024, le colonel Bernard Grué porte la main du capitaine Danjou
Le colonel Grué s’est éteint à l’âge de 100 ans à l’Institution Nationale des Invalides où il était pensionnaire depuis 2017.
La Légion étrangère a perdu l’un de ses héros d’Indochine … et la France un de ses grands soldats.
Le 9 mars 1945, je me trouvais à Gia-Dinh-ville, dans la proche banlieue au Nord de Saïgon, Chef-lieu de la province de Gia-Dinh.
Mon père, René Schneyder, administrateur des services civils d’Indochine, était depuis 1942 le chef de la province de Gia-Dinh.
René Schneyder, administrateur des services civils d’Indochine, chef de la province de Gia-Dinh
Les Américains avaient reconquis les Philippines. Depuis le début de l’année, les bombardements américains sur Saïgon devenaient presque quotidiens. C’est ainsi qu’ils coulèrent tous les bateaux japonais qui se trouvaient dans le port de Saïgon jusqu’à Nha-Be, au confluent de Don Nai.
Le gouverneur de la Cochinchine avait ordonné aux Français d’envoyer leurs enfants à Dalat pour les préserver des bombardements mais ma mère avait refusé, ne voulant pas se séparer de ses enfants. C’est ainsi que mon frère et moi, nous étions à Gia Dinh avec nos parents le 9 mars 1945.
Craignant que les Français ne se révoltent pour aider les Américains en cas de débarquement de leurs troupes, les Japonais décidèrent alors le fameux « coup de force du 9 mars 1945 » pour mettre fin à la souveraineté française. Désormais l’Indochine, dernier territoire du Sud-Est asiatique encore sous la souveraineté d’un pays occidental, subit le même sort que les possessions anglaises (Hong-Kong, Malaisie, Birmanie), américaines (Guam, Philippines), hollandaises (Indes néerlandaises), conquises en 1942.
Dans la nuit du vendredi 9 mars 1945, les Japonais attaquèrent les casernes de l’armée française. Après une défense acharnée, infligeant de lourdes pertes aux Japonais, les soldats français durent se rendre face à la supériorité des troupes japonaises.
Les Japonais firent prisonnier l’Amiral Decoux, Gouverneur général, qui avait refusé énergiquement l’ultimatum japonais. Tous les hauts fonctionnaires français furent également faits prisonniers.
A Gia Dinh, un colonel japonais envoya à mon père, chef de la province, un interprète pour lui signifier officiellement le nouvel ordre imposait désormais par l’armée japonaise et procéder à son arrestation. Ils l’emmenèrent alors dans un endroit inconnu pour l’interroger.
Ma mère, mon frère et moi fûmes alors gardés à la résidence par des sentinelles japonaises, empêchant toute personne d’y pénétrer.
René Schneyder et son épouse Thérèse
Nous étions vraiment isolés de tout et à la merci des soldats japonais. C’est ainsi que j’ai passé mon anniversaire « en prison ». J’avais alors 15 ans et mon frère 12 ans !
Au bout d’un mois, les Japonais nous dirent de « foutre le camp » et de rejoindre immédiatement Saïgon. En effet, les Japonais avaient décidé de regrouper les Français dispersés à travers toute l’Indochine dans les capitales (Hanoï, Saïgon, Hué, Phnom Penh) pour mieux les surveiller.
En Cochinchine, les Français qui avaient pris le train pour rejoindre Saïgon se heurtèrent à leur arrivée à des manifestations d’Annamites à la gare de Saïgon, qui vociféraient, les injuraient, voire crachaient sur eux.
Ceux qui n’avaient pas de logement à Saïgon durent en trouver au sein de leur famille, chez leurs amis ou collègues. Les gens se retrouvèrent ainsi à plusieurs familles dans une seule villa !
Quant à nous, nous eûmes beaucoup de chance : ma tante maternelle nous céda son « compartiment » qui comportait deux pièces seulement.
Chaque habitation devait afficher une planche en bois fournie par la gendarmerie japonaise indiquant les noms des occupants.
Les Japonais avaient imposé un couvre-feu de 8h00 du soir à 8h00 du matin. On se déplaçait à pied ou à bicyclette dans un périmètre limité par l’arroyo de l’Avalanche au Nord, par l’arroyo chinois au Sud, par la rivière de Saïgon à l’Est, la rue de Verdun et la place du marché à l’Ouest.
Mon père, comme tous les Français, « était au chômage » et nous vivions sur ses économies. Cela dura 6 mois jusqu’à la capitulation du Japon le 15 août 1945, ordonnée par l’Empereur.
Marcel (au centre) avec son frère Bernard et sa mère entre 1940/1941
Les Japonais avaient donné l’ordre de creuser devant chaque habitation des tranchées pour nous abriter contre les bombardements américains.
Les avions américains volaient trop haut et manquaient souvent leur cible. C’est ainsi que voulant bombarder la gare de Saïgon, ils touchèrent les compartiments de la rue Chasseloup Laubat devant le cercle sportif français, situés à 1 kilomètre de la gare. Tous les occupants furent tués !
Nous avons nous-mêmes failli être tués car nous habitions rue Testard, rue parallèle à la rue Chasseloup Laubat, à 100 mètres des habitations bombardées. Notre tranchée trembla et nous fûmes très secoués. Le bombardement eut néanmoins pour conséquence de me rendre sourd de l’oreille droite !
Le 2 septembre 1945, Ho Chi Minh proclama l’indépendance du Vietnam. Le Viêt-Minh organisa alors à Saïgon une grande manifestation : 200 000 hommes, femmes et jeunes vinrent défiler avec des banderoles et des pics en bambou dans les rues de Saïgon. Nous étions effrayés dans nos habitations.
La journée se termina tragiquement : place de la cathédrale, le père Tricoire, aumônier des prisons, fut poignardé et achevé au révolver sur le seuil de la Cathédrale où son corps resta plus d’une heure les bras en croix.
Le 23 septembre, le Viêt-Minh organisa à nouveau un massacre à la cité Héraud : 300 français (blancs et métis) furent enlevés dont 150 tués dans des conditions horribles.
Le 5 octobre fut un immense soulagement avec l’arrivée à Saïgon du corps expéditionnaire commandé par le Général Leclerc, venu reconquérir l’Indochine.
Ainsi commença ma guerre d’Indochine qui devait durer 9 ans et se terminer par la défaite de Dien Bien Phu en 1954.
Marcel Schneyder aujourd’hui, 15 ans au moment du coup de force du 9 mars 1945
Tonkin, avril 1950, Pa Kha. Des éléments du 2e commando du GC2 en repos à Pa Kha. A droite, le caporal-chef Robert Schuermans
Aucun conflit n’a été autant décrié que la guerre d’Indochine ; non seulement la guerre elle-même mais également ceux qui y ont pris part. Ce qui fut mon cas dès octobre 1948.
Mon engagement n’avait rien de politique ou une quelconque volonté de permettre à la France de conserver la perle de son empire colonial. Mon unique motivation était de courir l’aventure. J’étais un adolescent de l’Occupation, à la fois trop jeune pour craindre le STO ou prendre part à la Résistance ; A Paris les maquis n’étant pas tellement nombreux.
Pour les jeunes de cette époque, cette période était particulièrement étouffante car toutes activités, tous loisirs étaient étroitement surveillés et les interdits innombrables. La Libération puis la paix retrouvée n’améliorèrent pas grand-chose, les partis politiques ayant repris leurs petits jeux stériles de la 3ème République. L’horizon étant bouché, l’aventure était une échappatoire dont l’Indochine en était la porte.
Premiers contacts avec l’Indochine :
Je me suis tout d’abord retrouvé le 24 février 1948 à St Brieuc où le 3ème bataillon colonial de commandos parachutistes (BCCP) était en formation (n° de brevet 22418). De jeunes officiers, quelques anciens et des centaines de jeunes de moins de 20 ans, pas tellement conscients de ce qui les attendait, y étaient rassemblés. Pour ma part, mon supérieur était un certain Capitaine Bigeard qui, par la suite, a su remarquablement soigner sa popularité.
Honnêtement, je ne peux parler de cette guerre que sur la seule période où je l’ai moi-même vécue. Celle-ci commence le 8 novembre 1948, jour où le Pasteur arriva au Cap Saint Jacques et se termine le 15 octobre 1950, date à laquelle je fus fait prisonnier lors de la désastreuse bataille de la RC4. Certes, il y eut après 15 mois de captivité dans les camps de rééducation de Viet Minh … mais c’est une autre histoire.
A mon arrivée et Jusqu’à la fin de 1949, l’armée française dominait la situation. Nous étions certes moins nombreux mais mieux armés, même si notre armement était hétéroclite, nos équipements médiocres et nos véhicules datant de la campagne d’Italie. Par ailleurs, nous pouvions compter sur une puissance de feu supérieure et un encadrement de valeur.
Toutefois, après la victoire des Communistes en Chine, cette supériorité commença à s’estomper. De la frontière chinoise partaient désormais clandestinement des convois complets d’armement et de matériels. Bien vite, nous nous sommes retrouvés en état d’infériorité, tant en armement, qu’en combattants.
Après avoir participé à quelques combats locaux, la première véritable opération à laquelle prit part mon groupe de commandos (GC), soit l’équivalent d’une forte compagnie, commença le 20 janvier 1949 pour se terminer le 24 juillet suivant. Parachutés en Haute Région dans le secteur de Son La, nous avons rayonné 6 mois durant dans une région montagneuse où quelques postes militaires disséminés assuraient la présence française.
Si la population ne nous était pas ouvertement favorable, elle n’était pas pour autant hostile. Ces pauvres gens étaient pris entre le marteau et l’enclume. Chaque jour nous allions d’un village à l’autre, respectueux des coutumes locales, payant scrupuleusement tout ce que nous consommions, assurant les habitants que notre soutien leur était acquis et que nous étions prêts à prendre leur défense si besoin était. Ils acceptaient ces bonnes paroles avec un franc sourire, le même qu’ils réservaient aux patrouilles viêts qui ne manqueraient pas de leur rendre visite peu après notre départ. Les Viêts s’imposaient par la peur, nous tentions de nous imposer à l’aide d’un paternalisme dépassé. Malheur au chef de village soupçonné de s’être montré trop complaisant avec nous ! Il risquait alors d’y laisser sa peau.
A cette époque, la guerre n’avait rien de spectaculaire : pas de batailles à proprement parler, pas d’affrontements violents, pas de coups d’éclat. C’était l’époque des embuscades soudaines et souvent meurtrières au détour d’une route, d’une piste. Un feu bien nourri, quelques tirs de mortier, c’était bref et imparable !
Toutefois, nous ne sommes pas restés longtemps des victimes et avons bien vite appris, nous aussi, à tendre des embuscades et à déjouer celles qui nous avaient été tendues. Bigeard nous avait préparé à ces pièges au camp de Meucon. Combien d’embuscades de jour et de nuit avons-nous tendues d’un commando à l’autre ! Dieu sait si alors nous avions râlé contre ces “jeux de cons”. Rétrospectivement, ce n’était pas du temps perdu et beaucoup de vies furent ainsi sauvées.
Les mines, que les Viêts nous collaient partout, étaient l’autre plaie de cette guerre larvée : ouvrir une porte dans un village désert, comme cheminer sur une piste, tout était risqué et devenait une aventure. S’ils avaient été experts dans la fabrication et la pose des mines, nous aurions subi encore plus de pertes ! Les mises à feu étaient artisanales, par pression généralement ou bien par un gars planqué dans un fourré qui tirait sur une ficelle et alors tout pétait ! Tout cela générait beaucoup mais vraiment sans rapport avec le nombre de mines posées.
Durant cette première opération, notre base arrière avait longtemps été Na San. Une piste d’atterrissage de 600 mètres de long en terre battue y avait été construite par les Japonais. C’était bien suffisant pour les vieux JU 52 ou les Bristol qui ravitaillaient Son La et tout le secteur. Jamais les Viêts n’ont attaqué le terrain car, bien qu’il nous soit nécessaire, il était certain que des avions civils venaient également les ravitailler en toute discrétion.
Le fait que le poste de Na San n’était pas un de leurs objectifs nous a un jour été particulièrement favorable. Un soir de mai, un gars avait voulu allumer la boite de corn-beef emplie de pétrole qui servait d’éclairage à une autre boîte. Il s’y est pris comme un manche et a mis le feu à toute la baraque construite en bambou et en paille. Tout a flambé en quelques minutes. Le drame était que les armes et tout le matériel avaient également flambé. Dès lors, pour tout armement, nous n’avions plus que les quelques PM des sentinelles déjà en place. Si les Viêts nous avaient attaqués ce soir-là nous étions cuits. Evidemment, peu après, une grosse pluie a éteint les braises et nous a copieusement saucés.
Le lendemain matin, un JU 52 qui pointait à l’horizon a vite renoncé à son atterrissage et a filé sans demander son reste. Il nous a fallu aller à pied jusqu’à Son La, pratiquement sans armes, distant d’une dizaine de kilomètres. Ce jour-là encore, la chance était avec nous car aucune embuscade n’avait été installée sur la route. Hanoï, prévenu par radio, nous a par la suite expédié rapidement tout l’équipement nécessaire.
Pendant 6 mois complets, nous avons sillonné en long, en large et en travers cette région magnifique où les habitants, bien éloignés de toutes considérations politiques, auraient tellement souhaité qu’on leur fiche une paix royale. Ils ne demandaient rien à personne, ils n’étaient ni pro-Viêt, ni pro-Français, seulement de très braves gens très attachants, bien loin de toute guerre. Vivant intégralement sur le pays, jamais la moindre boîte de ration ne nous a été expédiée ; uniquement du Buffle, de la volaille … et l’inévitable riz dont on finissait par se lasser, c’est humain ! En dépit de fruits nombreux et variés, nous rêvions d’une nourriture plus “civilisée” et aurions volontiers échangé la part de paradis de notre député contre un steak frites et un camembert à point.
La seule chose qui nous était volontiers allouée, c’était le sel, denrée très rare en Haute région. Pour le sel, pas besoin de parachute, il était tout simplement droppé. Avec lui on pouvait tout faire : enrôler, bon gré mal gré, un gars du coin, lui faire transporter une charge toute la sainte journée et si le soir on lui donnait deux poignées de sel, il vous aurait baisé les pieds. Combien de vertus locales ont chancelé pour un ou deux kg de sel !!!
Un officier payeur venait régulièrement payer nos soldes … Pourquoi faire ? Nous n’avions aucune occasion de dépenser quoi que ce soit ! En revanche, cet officier qui était venu au risque de sa vie accomplir sa mission, était sûr de mériter une médaille !
Nous avons perdu là-bas pas mal des nôtres, notamment deux officiers, les lieutenants Lhuillier et Valet de Peyraud. Lorsque nous avons enfin regagné Hanoï, le 24 juillet 1949, le Colonel Lajoie qui commandait le secteur nous a généreusement décerné une croix de guerre, tout en regrettant notre départ. Notre présence, 6 mois durant, avait assuré sa complète tranquillité.
A Hanoï, le 3ème BCCP séjournait au Lycée du Protectorat, superbes bâtisses au confort assez sommaire, mais nous étions chez nous. Le Capitaine Bigeard, qui ne s’entendait vraiment pas avec le chef de corps, le Commandant Ayrolles, dit Pan-Pan, avait obtenu une mutation dans cette Haute région que nous venions de quitter. Le Lieutenant Leroy, qui lui avait succédé, s’intégra vite à son unité. Le Lieutenant Rougier, qui avait pris la tête du 2e Commando après la mort du Lieutenant Lhuillier, était un officier remarquable. Sa carrière fût brisée par ses 4 années de captivité car il aurait dû aller loin. Je l’avais surnommé Méphisto à cause de ses lunettes teintées et son air légèrement renfrogné. Tous ses gars l’auraient suivi jusqu’en enfer.
Un séjour d’une quinzaine de jours nous fût accordé à Vat Chay dans la Baie d’Along, cadre enchanteur, bulle coincée à longueur de journée, une mer à 28 degrés, un paradis bien trop court ! Il nous a vite fallu rejoindre Haïphong où le vieux tortillard, qui sautait régulièrement sur une mine, nous a ramenés à Hanoï. D’autres missions nous attendaient.
Jusqu’à présent, nous avions mangé notre pain blanc : différentes sorties le long du canal des Rapides, à moins que ce ne soit le Canal des Bambous, une opération amphibie dans la région Vinh en Annam, débarquement style “le jour le plus long“, sous la protection de je ne sais quel navire de guerre, destruction des salines. Nous sommes repartis sans nous préoccuper du sort des internés civils, prisonniers depuis des années. Qu’aurions-nous pu faire pour eux ? Ils avaient été mis au vert dès les premiers coups de feu de décembre 1946.
En septembre ou bien en octobre, nous avons effectué un saut d’entretien. Il était nécessaire que nous sautions régulièrement pour pouvoir continuer à bénéficier de la solde à l’Air d’un montant intéressant. A vrai dire, je me serai bien passé de ce saut car je détestais sauter en parachute, ayant le plus abominable des vertiges sur le premier barreau d’une échelle. L’entraînement au sol a été pour moi un véritable calvaire et chaque saut une redoutable épreuve, mais je m’étais engagé chez les paras et il était hors de question que je me dégonfle.
Avec de nombreuses sorties surprises en opération interarmes soigneusement préparées, le temps s’écoula rapidement, nous approchant des fêtes de fin d’année. Nous nous réjouissions de fêter la Noël et la venue d’une nouvelle décennie dans d’agréables conditions. Hélas, il n’en fût rien ! A Hanoï, un certain Colonel Chavatte, pour une raison que j’ignore et qu’il ignorait peut-être lui-même, avait pris en grippe notre 3ème BCCP. Il n’existait pas de coins pourris où il ne nous ait expédiés à la seule fin d’être débarrassé de notre présence. Par ailleurs, il refusait systématiquement la plus grande partie des propositions de citations qui lui était soumise. Commandant les troupes aéroportées en Indochine, c’était peut-être un officier de valeur mais, de notre point de vue, c’était un sale con !
C’est ainsi que peu avant Noël, nous avons été expédiés je ne sais trop où pour une opération dont la haute portée tactique m’échappe encore. Le Colonel Chavatte a pu ainsi passer d’agréables fêtes de fin d’année sans que la présence du 3ème BCCP ne lui donne de l’urticaire.
Heureusement pour nous, l’intendance avait eu pitié de nous et, pour l’occasion, nous avait parachuté de quoi marquer le coup. Abondance de biens ne nuit pas dit-on ? … mais là, ils avaient un peu forcé la dose, tant et si bien qu’au petit matin les gueules de bois étaient légion. Pour éviter que la beuverie ne se prolonge, le Lieutenant Leroy fit récupérer l’intégralité des bouteilles épargnées et les brisa toutes !
Nous avons regagné Hanoï peu après. Pour nous, une nouvelle année commençait, le pire nous attendait…
En Haute Région, le poste de Nghia Do avait été attaqué par des forces viêts importantes, bien décidées à s’emparer du Poste. Une force d’intervention fût rapidement constituée avec deux GC des 3ème et 5ème BCCP sous les ordres du Commandant Grall. La situation des assiégés était désespérée car les Viêts s’étaient emparés d’une partie du poste dont le chef avait été tué. Le 24 février 1950, le parachutage fut une réussite quoiqu’un peu merdique, un JU 52 s’étant égaré et à deux doigts de larguer ses paras sur Pa Kha à 50 km de là.
Les Viêts ayant été mis en déroute, le poste fut repris. C’était une belle opération, bien que sa portée soit en définitive limitée, Nghia Do devant être abandonnée peu après.
Le temps exécrable (pluie et crachin) rendait toutes sorties particulièrement pénibles. Pitonner dans de telles conditions était un exploit. Quand on parvenait à escalader quelques mètres, on en redescendait sur le ventre, parfois deux fois plus bas, toujours trempés sans aucune possibilité de se sécher. Les Viêts, furieux de s’être fait virer du poste, ne nous laissaient aucun répit.
Un détachement fut alors chargé de transporter les morts et les blessés. Ces derniers devaient impérativement être amenés à Lao Kay pour être hospitaliser à Hanoï. Notre itinéraire nous faisait passer par un point sensible, Bao Ngay, que nous ne sommes jamais parvenus à franchir. Les Viêts y étant trop nombreux et puissamment armés, nous avons dû renoncer. Il y eut à nouveau des morts et certains blessés moururent faute de soins urgents.
Il n’y avait rien à attendre des éléments français présents dans la région, bien trop préoccupés à assurer leur propre sécurité. Nous avons rejoint Pa Kha, une petite bourgade cernée de champs de pavots où il fallut en raser une grande surface pour permettre l’atterrissage des Morane 500 sanitaires et sauver ainsi les blessés qui étaient parvenus à tenir le coup.
C’était la période de Pâques. Un ou deux parachutages avaient permis d’améliorer un peu l’ordinaire, de remplacer du matériel, de percevoir des munitions, mais aussi de récupérer un peu … les semaines passées avaient été éprouvantes !
Puis nous sommes repartis en direction de Lao Kay en passant par Bao Ngay les doigts dans le nez. Nous nous imaginions à Hanoï le soir même ou au plus tard le lendemain. Bien qu’effectivement embarqué dans nos vieux JU familiers, il nous fallut alors déchanter. Le Haut Commandement n’étant jamais avare de bonnes surprises, plutôt que d’aller à Hanoï, Cao Bang fût finalement notre destination. Sacrée douche froide qui ne fût pas du goût de tout le monde … Servitude militaire … il faut savoir fermer sa gueule !
Je n’ai pas vraiment compris ce que nous étions venus faire dans cette galère, logés dans des baraquements délabrés. Histoire de nous occuper, on nous envoyait crapahuter un jour à l’est, un jour à l’ouest mais jamais au nord. Les Viêts y étaient très nombreux et bien mieux armés que nous. Nous n’étions pas de taille à nous mesurer à eux de toute évidence. Cao Bang n’en avait plus pour bien longtemps et son évacuation, quelques mois plus tard, devait valoir au Corps Expéditionnaire une cuisante défaite et mener à l’anéantissement du 3ème BCCP.
Nous sommes finalement rentrés à Hanoï, pas pour bien longtemps, une nouvelle tâche allait nous être confiée et pas la moindre !
Robert Schuermans aux Invalides le 11 octobre 2020 lors de la commémoration des 70 ans des combats de la RC4
La reprise de Dong Khê :
Fin mai, les Viêts, toujours plus actifs, sûrs de leur supériorité, tant en hommes qu’en armement, avaient pris d’assaut la place de Dong Khê, un poste solide, tenu par les légionnaires du 3ème REI, des coriaces. Pourtant, ils n’étaient pas parvenus à résister à l’assaut et le poste avait été investi après d’âpres combats. Bien qu’il s’agisse d’une place forte importante sur la RC4, le Haut Commandement tergiversait et hésitait quant à l’envoi des parachutistes pour rétablir la situation. Ce n’est que vers la fin de l’après midi que l’ordre nous fût donné. Nous étions sur le terrain de Bach mai depuis tôt le matin, prêts à partir. Le 27 mai 1950, après une heure de vol nous étions sur place, parachutés à 100 mères, avec un regroupement immédiat. Pour une fois le 3ème BCCP opérait au complet. Chaque GC avait son objectif précis. Pour nous, GC 2, c’était la reprise de la citadelle.
La DZ était au pied de cette citadelle. Nous avons foncé au pas de charge sur la route d’accès des camions, canardant à tout va. Les Viêts ne nous attendaient plus, étant tranquillement en train d’embarquer leur butin. Sans leur donner le temps de réagir, nous sommes passés maîtres de la situation. Victoire ultra rapide et totale, la plus belle opération aéroportée de toute la guerre d’Indochine. Plus tard, alors que j’étais prisonnier, un officier Viêt, sachant que j’avais appartenu au 3ème BCCP, me demanda si j’avais participé au saut sur Dong Khê. Il me confia alors que lors de l’investissement du poste, prévoyant un parachutage, ils nous avaient préparé un comité d’accueil particulièrement soigné avec des mitrailleuses qui balayaient la DZ. Un quart d’heure avant notre arrivée, ils avaient réembarqué les mitrailleuses en question. Nous avons eu, ce jour-là, un coup de chance monumental. Leurs mitrailleuses, si elles avaient été maintenues en place, auraient fait alors un véritable carnage, aussi bien pendant la descente que lors de l’arrivée au sol. Fort heureusement pour nous, quelques minutes avaient suffi pour assurer notre victoire et prolonger de quelques mois la survie de notre unité.
Pendant plusieurs jours, nous avons patrouillé dans le coin mais les Viêts s’étaient volatilisés. Les Tabors sont alors venus nous relever. C’étaient de redoutables combattants, vétérans de la Campagne d’Italie qui, sous les ordres du Général Juin, étaient parvenus à forcer le passage à Casino, là où les Américains piétinaient depuis des semaines.
Peu après, nous avons regagné Hanoï. Notre séjour approchait de son terme. En 18 mois de présence en Indo, nous n’avions pas chômés. Que d’opérations, que de Kms parcourus ! Combien de fois le destin nous avait été favorable, sans jamais avoir été abandonné par la chance ! Terriblement attachés à ce pays, nous étions devenus des hommes, bien loin des jeunes gars de 20 ans partis courir l’aventure à l’autre bout du monde.
La vie au Protectorat, notre base arrière, était confortable. Hanoï était une ville très agréable où chacun d’entre nous y avait ses habitudes, son bistro préféré, son dancing attitré. Comme nous étions souvent au diable, sans guère de possibilités de dépenser notre solde, nous étions assez nantis lors de nos séjours en ville.
Il nous restait encore six mois à tirer, sans savoir ce qui nous attendait. Jamais nous n’envisagions le pire. Personnellement, il ne m’était jamais venu à l’idée que je ne puisse pas rentrer en France. La mort certes, nous la côtoyons quotidiennement, mais ce n’était pas une obsession, tout au plus une éventualité lointaine.
Je bénéficiais alors d’une sorte d’entracte forcé à la suite d’une nouvelle dysenterie. Un besoin de soins énergiques nécessita une hospitalisation à l’Infirmerie de la Base Aéroportée Nord (BAPN) : lit douillet, piqûres douloureuses, infirmières parfois sympas, nourriture “hospitalière”. Je fus rapidement rétabli puis expédié pour une quinzaine de jours au centre de repos de Vat Chay où le bataillon avait séjourné en août l’an passé. Même cadre enchanteur, même bulle aussi solidement coincée… Comme on était loin des pistes du Tonkin, des rizières et des pitons, des buffles hargneux et non comestibles … c’est la vie de château, pourvu que ça dure ! Hélas ça n’a pas duré et j’ai bien vite repris ma place au sein de mon cher 2ème commando auquel j’étais resté fidèle depuis mon enrôlement.
Ma place était au milieu des copains, pas dans un lit d’hôpital ou en centre de repos. Cet entracte, même s’il me fût salutaire, aurait été comme une tache sur mon palmarès s’il s’était prolongé. Je n’avais jamais raté une opération ou échappé à une sortie et je voulais qu’il en soit ainsi jusqu’à mon retour.
Pour une fois, nous étions restés à Hanoï, pas une éternité mais plus longtemps qu’à l’accoutumé … le Colonel Chavatte devait être en permission ? Grand bien lui fasse ! Se frotter à la vie civilisée n’avait rien de désagréable. Une boisson fraîche à la terrasse de la Taverne Royale et le sourire d’une jolie fille étaient des joies simples auxquelles nous ne nous étions guère habitués, raison de plus pour en profiter pleinement. Et puis septembre est arrivé, marquant la reprise des combats. C’est un peu comme si tous les belligérants prenaient leurs vacances en août !
Le poste de Dong Khé, que nous avions récupéré de haute lutte en mai dernier, avait été repris par les Viêts. Même les Légionnaires du 1er BEP, notre Bataillon frère, n’étaient pas parvenus à les en déloger. Par ailleurs, le Haut Commandement, après bien des tergiversations, avait décidé l’abandon de Cao Bang et son évacuation par les militaires, mais aussi par les civils qui constituait dèslors un objectif quasi irréalisable.
La RC4 avait été surnommée “la route de la mort“. Des dizaines de convois y avaient été anéantis au cours de sanglantes embuscades.
Je n’avais rien d’un fin stratège, je n’avais pas suivi les cours de l’Ecole de guerre et je n’avais fait partie d’aucun état-Major. Je n’étais qu’un modeste sous-officier parachutiste possédant néanmoins suffisamment d’expérience pour deviner qu’avoir la prétention de vouloir acheminer une colonne aussi importante sur un trajet aussi long n’était pas seulement inconscient mais complètement criminel.
Celui qui avait pris une telle décision aurait mérité d’être passé par les armes. J’imagine, bien au contraire, que le responsable en question a sans doute poursuivi une belle carrière et est mort dans son lit, ayant droit aux honneurs militaire lors de ses obsèques.
Un autre itinéraire était pourtant envisageable par la RC 3. Celle-ci, en passant par Thai Nguyen, avait un accès direct à la Moyenne région et, de plus, l’avantage de ne pas longer la frontière de Chine d’où la colonne risquait d’être attaquée sans même pouvoir riposter. L’incurie l’emporta sur la raison et la colonne Charton se mit en marche.
De That Khé, une colonne de secours aux ordres du Colonel Le Page fut formée et se mis en route pour venir en aide à la colonne Charton. Les deux colonnes ne parvinrent jamais à faire leur jonction et des combats féroces se déroulèrent, causant des pertes considérables. Des unités de grandes valeurs, telles que le 1er BEP, le 3ème REI et les Tabors, furent massacrées par un adversaire tellement plus nombreux, supérieur en armement et animé d’un grand courage.
L’anéantissement du 3ème BCCP :
Le 3ème BCCP était rentré le 4 ou 5 octobre d’une longue opération au Laos. Pour notre Bataillon, c’était fini, notre séjour était terminé. L’unité qui devait nous remplacer était arrivée et nous devions embarquer sur le Pasteur qui l’avait amenée.
Pourtant nous avons été mis en alerte et les permissions de sortie du 7 au soir ont été supprimées. Le dimanche 8 octobre au matin, nous étions sur le terrain de Bach Mai prêts à sauter.
Il est à noter que pour ce dernier saut, il aurait été possible de ne pas y prendre part. Notre Toubib, le Capitaine Armstrong, était alors très conciliant concernant les exemptions de service. Cependant, rares furent ceux qui en profitèrent.
Depuis son arrivée en Indochine, le 9 novembre 1948, notre cher Bataillon avait vu ses effectifs fondre. Les morts, les blessés et les malades rapatriés sanitaires ont fait que pour ce dernier saut, nous n’étions plus que 285.
Était-ce le réveil tardif d’un instinct guerrier ou l’espoir de décrocher in extrémis quelques bananes valorisantes, quelques-uns de ceux qui n’a avaient pas encore quitté le Protectorat se sont portés volontaires. Quoiqu’il en soit, je me suis retrouvé chef d’un stick ayant un effectif de 8 au lieu des 15 prévus normalement.
Ce n’est que sur le tard que la décision a été prise de nous parachuter. J’ai eu l’impression que l’Etat-Major n’était pas tellement certain de l’absolue nécessité de notre intervention. Néanmoins, le 8 octobre 1950, nous sautions sur That Khé.
That Khé devait être également abandonné. Cette évacuation de la troupe et de la population aurait pu avoir lieu en principe sans trop de problèmes. C’était sans compter un grain de sable qui vint tout remettre en question et devait causer notre perte : le pont, au-delà de That Khé, permettant de franchir la rivière Song Khé Kong, avait été détruit par un commando suicide vietminh.
L’honneur nous avait été fait de former l’arrière garde. La population était déjà partie quand nous avons pris la route. Rien ne semblait plus lugubre que cette ville abandonnée, des foyers allumés par des commerçants qui n’avaient pas pu tout emmener, la fumée, l’éclatement des bambous … Nous n’avions qu’une idée en tête, filer de là !
Nous précédant, les Tabors, avaient conservé un invraisemblable matériel et tout ce qui leur était nécessaire pour leur subsistance hors des villes, y compris les femmes de leur BMC. Leur progression était de ce fait très lente. Arrivés au Song Khé Kong, Il leur fallut évidemment une éternité pour traverser la rivière à l’aide de barques. Quand ils eurent terminé, le jour pointait et pour tout arranger ils avaient laissé les barques en question sur l’autre rive. Il fallut donc que quelques gars dévoués et bons nageurs se mettent à l’eau pour les ramener. Le temps qu’à notre tour nous passions, il faisait grand jour.
Pendant tout ce temps passé à franchir cette foutue rivière, les Viêts avaient eu tout le loisir de nous préparer une magistrale embuscade vers laquelle nous foncions tête baissée.
Le destin du 3ème BCCP se terminait ici, à Déo Cat, tout petit point sur une carte … mais que de sang, que de morts !
Littéralement cloués sur place, nous ne pouvions ni avancer, ni reculer. La seule échappatoire était la brousse à gauche de la route où nous avions tenté de nous dissimuler pour échapper aux tirs. Le fait de n’avoir rien avalé depuis 3 jours n’améliorait pas notre situation.
Au bout d’un certain temps dont je suis bien incapable de déterminer la durée, l’ordre nous fût donné de saboter notre matériel, d’abandonner les blessés et de rejoindre Na Cham en pratiquant la guérilla !!!
Encore un ordre d’une monumentale connerie : non seulement ce message lancé par un Morane 500 signalait aux Viêts notre exacte position mais surtout, comment aurions-nous pu pratiquer la guérilla alors que depuis belle lurette nous n’avions plus de munitions !!!
Le Capitaine Armstrong demeura avec les blessés qui avaient été alignés au bord de la route, puis nous nous sommes enfoncés dans la brousse.
Bientôt nous sommes tombés sur une embuscade, puis une deuxième et encore une autre … Les Viêts avaient investis tous les compartiments du terrain. Ils étaient partout où nous allions, sortant d’une embuscade pour tomber sur une nouvelle !
Lorsqu’on tombe sur une embuscade, on ne reste pas groupé, on éclate, on s’éparpille. À force d’éclater et de s’éparpiller, le Bataillon, ou tout au moins ce qu’il en restait, n’était plus formé que d’une multitude de petits groupes, plus ou moins importants, parfois 2 ou 3 paras, cherchant à tracer une route improbable ver un point salvateur.
Pour ma part, j’errais tantôt seul, tantôt en compagnie d’autres camarades, d’une piste à l’autre, devenu le triste gibier d’implacables chasseurs.
En peu de temps, notre intervention sur That Khé avait viré au cauchemar. Loin d’être décisive, au moins avait-elle permis à quelques rescapés des colonnes Charton et Lepage, environ une centaine, d’échapper à la capture.
Décidée à la hâte, cette opération fut le baroud d’honneur du 3ème BCCP. Était-elle judicieuse ? C’est contestable ! Comment une petite troupe à bout de souffle pouvait-elle redresser une situation compromise dès le départ ? Pour nous et les membres de la compagnie du Lieutenant Loth, la conséquence fut dramatique et causa l’anéantissement du 3ème BCCP.
Si le prix d’une victoire n’est jamais trop élevé, celui d’une défaite l’est toujours trop !
L’enfer de la captivité :
Cette fuite désespérée pris fin le 15 octobre dans l’après-midi en tombant sur deux groupes de partisans Viêts, sans aucune échappatoire.
Vite désarmé, traité correctement, j’ai rejoint un village où déjà quelques-uns des nôtres étaient parqués.
Impression désagréable d’avoir le sentiment que le gros de la troupe était parvenu à s’enfuir et que seuls moi et quelques autres malchanceux avaient été faits aux pattes.
Une ké bat de riz, de l’eau, une cigarette et me voici ficelé, bras dans le dos, lien autour du cou, avec mon chef de corps, le Capitaine Cazaux, allongé dans un fossé.
Toute la nuit, il est tombé des cordes, la pluie rentrant par le col de mon treillis et ressortant par le bas de mon pantalon. J’ai pourtant passé ma première nuit de captif en dormant comme une souche. Il n’en a certainement pas été de même pour le Capitaine Cazaux dont l’unité avait cessé d’exister sans que cela puisse lui être imputé.
Le lendemain matin, le retour à la réalité fût plutôt pénible. J’étais prisonnier et mon avenir était des plus incertain. Rapidement détachés, nous avons été regroupés avec d’autre prisonniers et, l’homme est ainsi fait, la présence d’autres captifs eut soudainement quelque chose de réconfortant car il apparaissait peu probable qu’une telle quantité de prisonniers puisse être liquidée comme ça, discrètement, contrairement à un petit groupe de quelques prisonniers isolés.
Un convoi, d’environ 130 prisonniers dont une dizaine d’officiers, s’est alors formé. Outre le Capitaine Cazaux, je retrouvais le Capitaine Armstrong, le toubib de l’unité, le Lieutenant Rougier, mon supérieur direct ainsi que d’autres officiers et des gars d’autres unités.
En fin de matinée, nous nous sommes mis en route, lestés de notre riz pour le déplacement. Empruntant la RC4, nous sommes repassés à Déo Cat où avait eu lieu l’embuscade fatale. Les morts et les blessés, décédés depuis, étaient toujours allongés sur la route, dépouillés de leurs chaussures et de leurs vêtements. L’odeur était insoutenable. Plus loin, nous avons quitté la route pour emprunter une piste qui serpentait entre les calcaires, cadence supportable, étapes raisonnables, sentinelles compréhensives avec les traînards. Comparativement aux jours précédents, ce trajet fût comme une promenade.
Partis le 16 octobre en direction du nord, notre piste a croisé le 23 octobre une petite rivière. Au niveau du pont, nous avons été séparés de nos officiers auxquels avaient été ajoutés les adjudants et adjudants-chefs. Chaque officier nous a alors serré la main, nous souhaitant bon courage et bonne chance. Ils ont traversé la rivière tandis que nous partions sur une autre piste …nous ne devions pas tous les revoir !
Nous avons fini par atteindre le village de Dong Pan, une petite localité typique de la région avec ses ka nha bâties sur pilotis sous lesquelles trônait l’inévitable buffle et une distribution d’eau de source qu’un judicieux système de dérivations amenait dans chaque foyer.
Nous venions de faire connaissance avec le camp n° 3. Nous y sommes restés jusqu’à la mi-décembre
C’est là qu’avaient été regroupés plusieurs centaines de prisonniers de la RC 4, toutes armes confondues. Des groupes s’étaient formés, par unité, par nationalité pour les légionnaires, tous logés chez l’habitant qui, bon gré mal gré, avait cédé une grande partie de son habitation pour y caser de 20 à 25 prisonniers. Pour eux, ce n’était pas un cadeau car, tous autant que nous sommes, nous étions d’abominables chapardeurs. Ainsi, l’autel des ancêtres qui trônait dans chaque maison et à qui des offrandes alimentaires étaient apportées quotidiennement, avaient rapidement été mis hors de notre portée car en quelques instants les offrandes disparaissaient. Nos rapports avec nos hôtes n’étaient ni bons, ni mauvais, tant qu’ils ont pu nous échanger les rares bricoles échappées aux fouilles, jusqu’à nos chaussures et à nos vêtements. Les rapports étaient même parfois cordiaux … mais du jour où nous n’eûmes plus rien à vendre ou à échanger, l’ambiance changea. Nous n’y pouvions rien, ni les uns, ni les autres, nous étions condamnés à nous supporter !
La nourriture était terriblement insuffisante, composée d’un bol de riz, d’une louche d’un liquide chaud dans lequel surnageait quelques morceaux de liseron d’eau. A ce régime-là, nous ne risquions pas de pouvoir tenir bien longtemps. Si le riz était également leur nourriture de base, les habitants pouvaient néanmoins compléter leur repas avec un peu de viande de volaille, voire du poisson, mais aussi des légumes et des fruits en abondance.
Le soir, regroupés autour d’un maigre feu, nous ne pouvions que maudire notre destin car à cette même heure, nous aurions dû être sur le Pasteur en route pour la France alors que nous croupissions dans un petit village du haut Tonkin pour une durée indéterminée.
Pratiquement jusqu’à la fin du mois d’octobre, les Viêts nous ont fichu une paix royale, à part l’accomplissement des corvées nécessaires. Parfois pendant notre temps libre, un paysan embauchait quelques-uns d’entre nous pour l’aider dans ses tâches quotidiennes avec, en règle générale, quelques nourritures en récompense mais ce n’était pas obligatoire.
Un des principaux sujets de conversation était la possibilité de s’évader, la rêve de tout prisonnier, mais difficilement réalisable. Les lignes française devaient être à 350 kms. Comment parcourir une telle distance sans nourriture, sans boussole et surtout en passant inaperçu ? Le moindre gamin gardant son buffle aurait vite fait de repérer la silhouette d’un européen et de donner l’alerte.
Bien que les chances de réussite soient quasiment nulles, nombreux furent ceux qui tentèrent de faire la belle mais aucune évasion ne réussit. Rapidement repris, les évadés revenaient au camp l’oreille basse. Les plus chanceux s’en tiraient avec une volée de coups, d’autres eurent droit à un séjour plus ou moins prolongé dans la cage à buffle, sous les Ka nha. Cette cohabitation était particulièrement pénible, les pieds dans la boue, dans les excréments et les eaux de cuisine. De plus, ces saloperies de bestioles qui, paraît-il, sont allergiques à notre odeur, tentaient d’écraser l’intrus contre un pilotis. A cela venaient s’ajouter les maringouins, minuscules insectes à la piqûre particulièrement douloureuse. L’enfer tout simplement ! D’autre évadés furent massacrés par des paysans qui avaient été avertis qu’aider un évadé était puni de la peine de mort.
Je n’ai pas tenté l’aventure. A mon avis, il faut avoir un certain pourcentage de chance de réussite pour prendre un tel risque. Un Prisonnier, évadé un soir, l’a compris en revenant de lui-même le surlendemain, affirmant qu’il s’était égaré au cours d’une corvée de bois. Ayant réussi à convaincre les Viêts de sa bonne foi, il eut la chance de ne pas être sanctionné.
Au début du mois de novembre, un nouveau personnage fit soudainement son apparition dans notre univers de captifs : le Commissaire Politique (CP).
Depuis le début de notre captivité, nous étions soumis à l’autorité des chefs de convois lors des déplacements, puis celle du chef de camp une fois arrivés à destination. Ce dernier était surtout responsable de la discipline, des problèmes d’Intendance et des soldats qui nous gardaient. Le CP était un personnage tout puissant, ayant le droit de vie ou de mort sur chaque prisonnier. Rigoureux, intransigeant, communiste convaincu, pour ne pas dire borné, il avait pour mission de nous convertir de gré ou de force, nous abominables mercenaires du colonialisme et des fauteurs de guerre américains, en d’authentiques communistes, combattants de la paix, dévoués corps et âme au service de la cause qu’il défendait.
Notre premier contact eût lieu lors du premier rassemblement de tous les prisonniers présents. Prise de contact plutôt réfrigérante au cours de laquelle il nous déclara, en guise d’entrée en matière, que nous étions des criminels de guerre, méritant tous d’être fusillés sans exception. Son préambule ayant eu l’effet escompté, il modéra alors ses propos en nous disant que le vénérable Président Ho Chi Minh, comprenant que notre jeunesse avait été trompée, souhaitait que nous devenions des hommes nouveaux une fois nos fautes rachetées. Il évoqua ainsi la fameuse « grande clémence de l’oncle Ho » dont nous n’avions pas fini d’entendre parler tout au long de notre captivité. Inutile de dire que la grande clémence en question fit l’objet de bien des railleries, assimilée plutôt à une quelconque chérie qu’à une hypothétique générosité dont nous allions d’ailleurs très vite mesurer les limites.
Puis, pendant plus d’une heure, notre CP nous vanta les mérites du paradis socialiste et voulut, à la fin de son discours, que nous chantions tous en chœur une vibrante Internationale. Ce fut pour lui un bide total ! Nous ne savions pas qu’un jour viendrait où nous chanterions avec lui ou avec tout autre CP, tout ce qu’il voudrait.
Un jour, notre cher CP décida d’interdire les coiffures d’armes. A l’époque, chaque arme portait le calot de différentes couleurs, moi, évidemment le béret rouge. C’est ainsi que le C.P lui-même m’arracha mon béret et le jeta au sol. Habile négociateur, je réussis à lui faire admettre que, sans rien sur la tête en été, nous risquions l’insolation. Il accepta alors mes arguments et me permis de récupérer mon béret à condition de le porter retourné donc côté noir. J’ai donc retourné mon béret pour le conserver, sans pour autant retourner ma veste.
L’effectif du camp était fluctuant, une centaine de prisonniers partaient un beau jour pour une destination inconnue, d’autres arrivaient. Nous retrouvions alors avec joie des copains dont nous ignorions le sort. Avec l’arrivée du CP, la discipline s’était raffermie et les chapardages sévèrement sanctionnés. Les évasions avaient pratiquement cessé bien que le CP ait lui-même proposé cinq jours de vivres à ceux qui voudraient tenter l’expérience. Il n’y eût, bien évidemment, aucun candidat !
Début décembre 1950, une cinquantaine de prisonniers, partirent travailler à la réfection d’une route. Les premiers jours, les outils qui nous avaient été fournis eurent les manches brisés, le lendemain également. Le soir de ce deuxième jour, le bol de riz qui constituait notre ordinaire fût remplacé par un bol d’eau chaude dans lequel flottaient quelques grains de riz. Il en fût de même le lendemain et le surlendemain. Nous fûmes alors ramenés sur le chantier pour y reprendre le travail. Etrangement, à la fin de journée, les manches des outils n’avaient pas été cassés. On avait compris la leçon !
Par petits groupes de 20 à 30 prisonniers, nous avons été envoyés je ne sais où pour quelques travaux, quittant définitivement Dong Pan. Nous avons ainsi été promenés pendant environ un mois de village en village où on nous exhibait. Nous avions fière allure pieds nus avec nos vêtements mal en point, nos barbes hirsutes, les pieds nus qui nous faisait davantage ressembler à des épouvantails qu’à des soldats. Les populations affichaient une indifférente totale, à vrai dire nous aussi, ne pouvant que marcher en silence, profil bas, conscients de notre déchéance.
En janvier 1951, nous avons rejoint le camp n° 2 à Soc Chang, dans le secteur de Trung Khanh Phu. Cette fois-ci, pas de logement chez l’habitant mais des baraquements construits à notre intention et ouverts à tous les vents : une quarantaine de mètres de long sur dix de large, pas de murs, avec à l’intérieur des bats flancs, disposés de chaque côté et destinés au couchage. Il y régnait un froid humide qui glaçait les os.
Le matin très tôt, nous étions rassemblés dans la rizière où le CP venait nous distiller sa bile, après nous avoir fait attendre une heure, parfois plus. Haut comme trois pommes à genoux, il était ridicule avec ses allures de matamore, son casque trop grand et un gros colt qui lui battait la cuisse, une fourragère aux couleurs de la Légion d’honneur pendue à la crosse. Mauvais comme une teigne, il nous promettait les foudres de l’enfer à la moindre incartade puis il regagnait sa baraque après une derrière insulte.
C’est ici que débuta notre endoctrinement politique.
Un matin de février, au rassemblement du matin, nous vîmes qu’un poteau avait été dressé non loin de là. Notre cher CP nous annonça qu’un prisonnier, le caporal Robert Journez, allait être fusillé. Son crime était d’avoir tenté d’entrer en contact avec les Français alors qu’il était affecté à la réparation de postes radio. Une mitrailleuse, d’une rafale, coupa en deux ce valeureux garçon devant nous, tous figés dans un impeccable garde à vous.
Quelques temps plus tard, un nouveau CP nous fût affecté, bien différent de notre nain de jardin. Relativement sympathique, parlant un français parfait, c’est tout juste s’il ne nous traitait pas en copains. Lors d’une réunion, il nous annonça qu’il avait décidé que les prisonniers devaient écrire un journal et demanda des volontaires. Je fus du nombre, non pas que j’eus quelques prétentions épistolaires mais, qui dit journal dit papier, et le papier. Or, le papier était un matériel précieux, indispensable pour rouler des cigarettes avec les rares feuilles de tabac que nous arrivions à faucher sur un pied puis à faire sécher sur une tôle. Il vous arrachait la gueule !
Mon copain Claude Bergerat était également volontaire, ainsi qu’un autre grand copain Dubus, volontaire d’office. Ce malheureux Dubus avait, parmi les prisonniers, une place peu enviable. Ayant fait ses études à Hanoï, il parlait et lisait le vietnamien, or le CP exigeait que leurs conversations aient lieu en vietnamien. De ce fait, les autres prisonniers, ne comprenant pas ce qu’il disait exactement, avaient tendance à douter de ce pauvre Dubus. Un autre volontaire, Karakach, copiste et dessinateur doté d’un remarquable coup de crayon, était chargé de l’illustration.
Nous avons ainsi pondu notre premier journal. Pour ma part, j’avais écrit un petit article sur les bobards inévitables qui abondaient. Il y avait même une grille de mots croisés. Nous avions trouvé un titre original : “La Gazette du Prisonnier“ et vogue la galère. Notre premier numéro n’eut pas l’air de plaire à notre CP qui se mit dans une colère noire. Il est vrai que notre journal ne faisait aucunement mention de politique, se focalisant sur la vie du camp, les fêtes passées au loin et autres fariboles. Il voulait des textes reflétant notre adhésion, pleine et entière, à la lutte pour la paix au Viêtnam, et stigmatisant les fauteurs de guerre américains et autres colonialistes et impérialistes de tout poil.
Notre journal mural n’eut qu’un seul exemplaire et perdura jusqu’au départ du premier convoi. Chaque semaine, le CP réunissait son équipe de plumitifs pour fixer les thèmes à aborder et nous vanter les joies sans nombre dont bénéficiaient les heureux élus qui vivaient en Russie et dans les autres pays amis ; joies que nous connaîtrions un jour quand, grâce à lui, nous serions devenus des hommes nouveaux.
Nous avions mis un doigt dans l’engrenage, impossible désormais de faire marche arrière. Puis vint l’époque des manifestes, des résolutions, des proclamations et autres billevesées ; des écrits dont parfois la roublardise échappait à nos geôliers.
À quelques temps de là, notre CP, toujours très actif, décida de nous confier la rédaction d’un appel au Président Ho Chi Minh, toujours aussi vénérable, pour lui demander notre libération. Ce fût Bergerat qui se chargea de rédiger ce fameux appel. Il pondit un texte tout en finesse que j’aurai aimé pouvoir conserver, répondant à la fois aux attentes du CP, sans trop se compromettre pour autant.
Il s’agissait maintenant de faire signer cet appel par tous les prisonniers … sans exception. Ce fût laborieux, certains prenant cette signature comme un engagement. Il fallut une semaine entière pour que tous signent. Ce qui n’empêcha pas les Viêts d’envoyer en camp disciplinaire les 50 derniers signataires.
Parmi les Européens se trouvait un Allemand du nom de Borchers. Il s’était engagé à la Légion uniquement pour déserter. Lorsque je l’ai rencontré, il avait le grade de Colonel et avait pris le nom de Chien S’y, ce qui signifie le combattant. Il était assez sympa avec les Prisonniers et obtenait souvent pour eux une demi-journée de repos ou quelques améliorations alimentaires. À la fin de la guerre, les Viets l’ont viré. Il a fini ses jours à la radio Est Allemande.
Dans ce camp, en complément de notre éveil à l’idéologie communiste, nous donnions souvent un coup de main aux paysans pour leur récolte du riz, travail absolument exténuant, hors de notre portée. Il faut être né ici pour avoir l’échine assez souple. Quelques nourritures récompensaient parfois nos efforts mais notre rendement était si faible que les paysans finirent par renoncer rapidement à nous employer.
Début mars, le printemps s’annonçait et le ciel devint plus clément. Nous avons alors quitté sans regrets nos baraquements ouverts aux quatre vents avec l’espoir d’être mieux logés.
Nous nous sommes ainsi retrouvés à travailler sur la route allant de Quang Uyen à Ta lung. A la suite du passage répété des camions russes qui empruntaient nuitamment cette route, de nombreux virages s’étaient effondrés. Notre mission consistait à redresser ces virages : plus haut sur le calcaire, certains faisaient dégringoler de gros blocs de pierre, d’autres étaient alors chargés d’en réduire la taille, avant que d’autres enfin ne les transportent sur les lieux d’utilisation. Ces travaux étaient d’autant plus épuisants pour des organismes sous alimentés qu’ils étaient effectués en plein soleil de 8h00 du matin à 18h00, 6 jours sur 7, le dimanche étant consacré à la chasse à la vermine qui nous envahissait, sans oublier l’éducation politique omniprésente au quotidien.
Et pourtant, nous travaillions tous au maximum de nos possibilités car avant que ne commencent ces travaux routiers, le CP nous avait annoncé la création de “comités de Paix et de rapatriement”.
“Rapatriement” était pour nous un mot magique, rempli d’espoir, qui ranimait toutes les énergies même les plus défaillantes. Nous nous sentions abandonnés et n’avions plus rien à quoi nous raccrocher en dehors de cette faible lueur d’espoir. Des efforts surhumains ont ainsi été fournis par des prisonniers incapables de suivre la cadence et qui s’obstinaient, malgré tout, pour ne pas perdre leur chance d’être rapatriés. Beaucoup y consumèrent leurs dernières forces !
Le nombre de décès qui avait très sensiblement baissé pendant l’hiver remonta alors en flèche, tant et si bien que le travail fût légèrement allégé avec un repos les samedis et dimanches et un horaire de travail de 9h00 à 17h00.
Nous nous déplacions le long de la route au fur et à mesure des travaux. Un jour, nous avons atteint le village de Long Co, remarquable par le fait que le point d’eau se trouvait au fond d’un gouffre d’une vingtaine de mètres, rendant alors la corvée d’eau particulièrement acrobatique.
Fin avril-début mai, nous sommes finalement arrivés au KM 10 de cette route, dans le village de Fia Khéo. Ce village se trouvait au pied d’un calcaire sur lequel s’ouvrait, à mi-pente, une vaste grotte. Nous y sommes restés assez longtemps.
Les travaux routiers se sont alors interrompus pour céder la place à une éducation politique à haute dose.
Sur un terrain voisin avait été fabriquée une petite estrade et toute une série de bancs disposés en rond. Après y avoir pris place, notre infatigable CP commençait alors ses cours. Le plus merveilleux dans la dialectique communiste est sa capacité, avec un vocabulaire réduit, à répéter toujours les mêmes mots, les mêmes phrases, cent fois, mille fois. C’est assez lénifiant ! Mais pas question pour autant de somnoler ou de laisser son esprit vagabonder ; les visages étaient scrutés, des questions posées et malheur à celui qui ne répondait pas correctement à une question de l’orateur.
Après la pause destinée au festin de midi, la séance reprenait l’après-midi avec les mêmes formules, le même bourrage de crâne, à raison de 6 jours par semaine, des semaines durant, c’est abrutissant !
L’idée précédente du CP concernant le journal fut reprise avec l’équipe habituelle. Nous fûmes donc chargés, Bergerat, Karakach et moi, de sa parution une fois par semaine.
Nous avions désormais parfaitement saisi la teneur que devaient avoir nos articles … Notre CP était aux anges.
Les premières libérations :
Le 10 juin, lors du rassemblement du matin, un événement majeur se déroula : une centaine de noms furent appelés et mis à l’écart. Après quoi, notre cher CP nous annonça que ces appelés allaient former un convoi. Ils étaient libérés et prendraient aussitôt le chemin des lignes françaises. Moments de joie pour les partants, période d’abattement pour ceux qui restaient.
Après des adieux mêlés d’envie, des adresses échangées et des messages confiés, le convoi se forma et disparu bientôt au premier virage.
L’atmosphère était plutôt morose. Toutefois, ce départ soudain avait frappé bien des esprits mais surtout avait ranimé l’espoir d’une libération anticipée qui sommeillait en chacun de nous. Les promesses dont les Viêts nous berçaient depuis si longtemps avaient été suivies d’effet. Des libérations venaient d’avoir lieu, d’autres suivraient ! Il fallait donc continuer d’espérer, de travailler, de suivre avec une attention soutenue ces foutues séances d’éducation politique. Un jour viendrait alors où un autre convoi de prisonniers prendrait la route de la liberté.
Pendant les semaines qui suivirent, tous les prisonniers eurent une conduite exemplaire, plus de tire au flanc, plus de mauvaise volonté, un rendement constant, des élèves attentifs, plus de traînards.
Mes amis Dubus, Bergerat et Karakach étant partis, je restais le seul de l’ancienne équipe. Je fus alors rejoint par un légionnaire allemand faisant office de traducteur, car ce fameux journal avait une édition en allemand, par un autre copiste car mon écriture était désastreuse et par un nouveau dessinateur. Nous voilà donc repartis avec des articles tellement politisés qu’ils auraient pu être écrits par le plus communisant des journalistes.
Fier de son œuvre, le CP nous octroyait de temps à autre quelques faveurs : distribution de tabac, de fruits, quelques grammes de viande. Quel changement !
Le 10 août, lors de l’appel du matin, soit très exactement 2 mois après la précédente libération, environ 80 nouveaux prisonniers furent appelés pour être libérés. En revanche, ce jour-là, pas d’adieux chaleureux. A peine nommés, les heureux désignés prirent la route, sans aucun contact, ni échange. Ils n’étaient pas partis, ils s’étaient tout simplement enfuis !
Pour ceux qui restaient, le moral était au triple zéro car ils s’étaient bien rendu compte que les partants étaient tous dans une forme suffisamment bonne pour effectuer une longue marche jusqu’aux lignes françaises. A vrai dire, parmi les laissés pour compte, peu en définitive aurait été capable de s’attaquer à une telle épreuve. Hélas, J’étais du nombre, une récente crise de paludisme m’avait mis à plat.
Au KM 10, le village de Fia Khéo ne comportait que quelques maisons. Le CP, le chef de camp et les sentinelles y étaient logés. Aux alentours immédiats se trouvaient d’autres groupes de maisons abritant les prisonniers. Aux heures des repas, nous nous réunissions au village pour percevoir notre éternelle ration de riz, notre menu quotidien.
La tragédie du 15 et 16 août 1951 :
Le 15 août, ayant comme à l’accoutumé somptueusement dîné, je regagnais la maison où je logeais à environ 300 m du village, de l’autre côté de la rizière. J’étais à peine rentré que des avions sont apparus et sont mis soudainement à mitrailler Fia Khéo. D’où j’étais, je les voyais piquer, mitrailler, remonter puis mitrailler à nouveau. Au bout de quelques minutes, ils sont repartis. Je n’ai pas été autorisé à quitter ma maison pour aller aux nouvelles et ce n’est que le lendemain que j’ai pu constater l’étendue des dégâts : une maison brûlait encore, d’autres avaient été éventrées, les victimes étaient surtout des paysans et quelques sentinelles, le CP avait été épargné … dommage !
Nous ne parvenions pas à comprendre les raisons de ce raid meurtrier car il n’y avait aucun objectif militaire dans la région. Ce petit village isolé ne pouvait en aucun cas constituer une cible valable.
Le lendemain, alors que la distribution de riz du soir était à peine commencée, les avions sont revenus, 4 cette fois-ci, soit le double de la veille. Les mitraillages et les bombardements ont alors repris, les avions effectuant plusieurs passages.
Réunis dans la même frayeur, paysans et prisonniers s’étaient rués pour chercher un abri dans la grotte qui surplombait le village. Une bombe était tombée à l’entrée, provoquant un éboulement qui fit beaucoup de victimes. Les avions ont aussi mitraillé les malades logés dans un pagodon de l’autre côté de la route et ceux qui tentaient de s’enfuir à travers les champs de maïs. Ce fut une véritable boucherie. Puis ils sont repartis … nul doute qu’une paire d’heures plus tard, les pilotes et les mitrailleurs, attablés devant un verre à Hanoï, se féliciteraient du travail accompli !!!
Pour nous, prisonniers, c’était le chaos. Plusieurs prisonniers avaient été tués et les blessés se comptaient par dizaines. Ces derniers devaient à peu près tous mourir de leurs blessures, faute du moindre soin. Trente des nôtres venaient de mourir sans que nous ne parvenions à comprendre pourquoi quatre de nos avions s’étaient livrés à un tel massacre sans la moindre raison tactique.
Notre CP, une fois remis de ses émotions, jubilait. Quel bel argument de propagande lui procurait ce bombardement ! Selon lui, nous avions été attaqués parce que le gouvernement français savait désormais que nous n’étions plus d’affreux mercenaires à la solde des Américains mais, au contraire, d’authentiques combattants de la Paix, éveillés désormais au monde socialiste. Argument imparable qui fit l’objet d’un tract virulent dont je possède un exemplaire rarissime.
Les jours suivant furent abominables. Les survivants, réfugiés au-delà de la rizière, abandonnés à eux même, erraient comme assommés par le sort. Les cuisiniers faisaient cuire le riz de la journée très tôt le matin, avant le lever du soleil, nous obligeant à percevoir notre bol de riz du midi et celui du soir en même temps. Il était risqué d’en conserver la moitié jusqu’au soir, de crainte qu’il ne moisisse. Tout manger était la solution mais nous n’avions alors plus rien à manger avant le lendemain matin.
Pour tout arranger, la pluie s’était mise à tomber sans discontinuer. Tout rassemblement étant interdit jusqu’à nouvel ordre, nous étions dispersés dans la nature, abrités plus mal que bien sous des arbres épais ou des rochers. Nous avons ainsi vécu un période épouvantable.
En route vers le camp n° 5 :
Les Viêts, complètement dépassés, ne savaient plus quoi faire. Ils attendaient des instructions qui furent longues à venir. Une bonne semaine après ces tragiques événements, la décision tomba enfin de reprendre la piste. Celle-ci, qui serpentait entre les calcaires, fût un véritable chemin de croix. Aidant au mieux les blessés et les malades, nous marchions le ventre vide, trempés et gelés. De ce fait, la colonne progressait lentement, très lentement. Les sentinelles se montrèrent très compréhensives, raccourcissant aux besoins les étapes. Nous couchions là où nous nous étions arrêtés, sous quelques baraquements souvent délabrés lorsque cela était possible.
Chaque matin, nous faisions le décompte des morts de la nuit. Ces malheureux, après avoir luttés tant et plus, étaient parvenus au bout ultime d’une résistance qu’aucun être humain ne peut dépasser. Pauvres compagnons ayant survécus à tant de misère, ils avaient fini par lâcher la rampe, doucement sans souffrance ! Bien que le spectacle quotidien de la mort nous ait tous endurcis, le départ de chacun d’entre eux fut une épreuve.
Nous avons ainsi marché de longues semaines, d’un village à un autre, un peu comme s’ils voulaient nous déboussoler. Nous sommes finalement arrivés à destination sans que je puisse localiser exactement où nous nous trouvions. Il faut dire que lors de nos différentes étapes, il était difficile de connaitre le nom des villages traversés ; vouloir s’en informer aurait été considéré par nos hôtes comme de l’espionnage.
Ce qui est certain, c’est qu’en octobre, nous étions dans un village du nom de Na Leng. Ce nouvel emplacement, le camp n° 5, ne signifiait pas pour autant la fin de nos maux. D’autres prisonniers, guère en meilleur état, tentaient d’y survivre. Ils avaient connu comme nous des libérations, quelques temps auparavant et étaient aussi démoralisés que nous.
J’eus néanmoins une énorme surprise à l’arrivée au camp n° 5 en y retrouvant mes amis Dubus, Bergerat et Karakach. Je les croyais de retour en France depuis bien longtemps alors qu’ils étaient toujours là : lors du départ du 1er convoi, les Viêts les avaient amenés à proximité des lignes Françaises puis ramenés en arrière. Le 2ème convoi avait bénéficié de la même mise en scène. Quelle cruelle comédie ! Avoir été à deux doigts de la liberté et être encore captif, pourquoi tant de cruauté ?
Au début, pas de travaux à l’horizon et éducation politique en veilleuse. Nous commencions doucement à récupérer, à sortir de la torpeur dans laquelle nous avait plongé les raids incompréhensibles de nos propres avions … Tous nos copains massacrés ensevelis sous quelques centimètres de terre au bas d’un piton !
Petit à petit, nous avons fini par retrouver le rythme que nous connaissions au camp n° 3 : moins de travaux mais formation politique à haute dose par un continuel bourrage de crâne qui faisait désormais partie de notre quotidien, 3h00 du matin, 4h00 de l’après-midi. Les mêmes mots et formules répétés en permanence finissaient par créer une sorte de rejet. Je suis certain qu’un gars qui aurait eu quelques tendances communisantes aurait fini par les rejeter, comme un gars que l’on aurait gavé de sucreries afin de vouloir en faire un futur vendeur de confiseries. Progressivement, nous finissions par nous désintéresser de tout, il fallait marcher, nous marchions, il fallait chanter, nous chantions, il fallait fermer sa gueule, nous nous taisions, il fallait obéir, nous obéissions tels des robots déshumanisés. A cette époque nul ne pensait à l’avenir.
Enfin libre !
C’est de ce village qu’est parti le 18 novembre 1951 le 3ème convoi de libérales. J’en faisais partie, ainsi que Bergerat et Karakach. Malheureusement, Dubus, mon grand ami n’était pas du voyage car les Viêts s’entêtaient à le garder prisonnier. Pourquoi faire du camp, subir les séances d’endoctrinement, si on retenait un libérable ? Au moment de partir, il ne restait d’ailleurs au camp que quelques disciplinaires et moribonds. Lorsque j’ai dû le quitter et que le convoi a pris la route, ce fût pour moi un véritable crève-cœur d’abandonner un compagnon de captivité qui m’était aussi cher, d’autant que j’étais persuadé de ne plus jamais le revoir. J’ai juré mes grands Dieux à ses parents, venus me voir à la citadelle à Hanoï, qu’il s’en sortirait, sans vraiment y croire. Pourtant en juin suivant, il fût libéré et j’eus alors la joie de le retrouver. Comment était-il parvenu à résister aussi longtemps, seul, abandonné de tous ? je lui tire mon chapeau !
Lors des convois précédents, les libérés prenaient directement la route de la liberté. Pour le 3ème convoi, ce fût différent. Nous avons tout d’abord été regroupés avec les libérés d’autres camps pour subir encore plusieurs semaines d’endoctrinement. Alors que nous avions jusqu’à présent échappé à la gale, ce contact avec d’autres prisonniers eut pour conséquence directe de nous contaminés. Nous étions à notre tour tous galeux, quelle joie !
Nous nous sommes mis en route aux alentours du 15 décembre. Au cours de cette longue marche, nous avons aidé et soutenu du mieux que nous pouvions ceux qui avaient du mal à suivre. Malheureusement, nous avons dû abandonner deux copains, incapables de continuer. Il nous était devenu possible de les assister davantage, sans aller au-delà de nos propres forces. Je n’ose penser à ce qu’ils ont dû ressentir, voyant partir le convoi.
La fin de cette maudite année 1951 arrivait et nous n’étions plus désormais bien loin de la fin de notre calvaire. Finis les cheminements nocturnes par crainte des avions, tellement plus pénibles pour nos pieds nus souffrant sur les cailloux, les racines et autres et autres petits obstacles douloureux. Nos uniformes, réduits à l’état de haillons, furent alors remplacés par la tenue des paysans locaux, un pantalon et une veste en toile du plus beau vert.
Dans chacun des villages où nous nous arrêtions pour passer la nuit, nous étions accueillis par un petit comité de femmes qui, manifestement auraient préféré être ailleurs. L’une d’elles prononçait quelques mots qu’aussitôt notre CP traduisait en un long exposé sur ses thèmes favoris.
Nous sommes enfin parvenus en 1952, mettant un terme à cette année noire, cette année tragique que fut 1951.
Le 9 janvier, après un repas vraiment amélioré, notre fidèle CP nous fit ses adieux. C’est tout juste s’il n’avait pas des larmes dans la voix, nous disant combien il était fier de nous, constatant que nous étions désormais devenus d’ardents combattants de la Paix, ayant fait de sa cause la nôtre. Comme nous étions loin de ces mois de lavage de cerveau, notre liberté était toute proche, cela seule comptait
Le 9 au soir, après une journée de repos, nous sommes partis de nuit et en silence afin d’éviter d’éventuelles patrouilles françaises, parcourant ainsi nos derniers kilomètres de prisonniers.
Au petit matin du 10, alors que le ciel commençait à blanchir, nous avons rejoint une petite route macadamisée. Là, le chef des sentinelles qui nous escortaient nous a indiqué la direction du poste français le plus proche, puis tous ont disparu.
Nous avons patiemment attendus que le jour se lève afin de ne pas courir le risque de se faire allumer par une sentinelle un peu trop nerveuse. Quand il fit grand jour, nous nous sommes mis en route et, au détour d’un virage, nous avons aperçu le poste et notre drapeau qui flottait au vent. Soudain, nos 455 jours de captivité n’étaient plus qu’un douloureux souvenir, nous étions libres !
Vous imaginez ce que furent ces instants de liberté retrouvée : accueil chaleureux entre tous, le premier quart de café, même militaire, le premier morceau de pain, la première cigarette … comme tout était merveilleux !
Retour à Hanoï :
Des camions sont vite venus nous récupérer pour nous amener à la citadelle d’Hanoï. Rapidement débarrassés nous fringues pleines de vermines, lavés, décrassés, nous fument soigneusement badigeonnés d’alcool iodée afin de nous débarrasser de notre gale, traitement de cheval particulièrement douloureux aux endroits sensibles mais très efficace. Nous étions des hommes neufs.
De charmantes AFAT sont venus nous distribuer de menus cadeaux, rasoirs, savons, serviettes, brosses à dents et surtout de quoi nous permettre d’envoyer quelques mots à nos familles. Nous eûmes également droit à un solide repas mais limité cependant, 15 mois de disette ayant passablement détraqué nos organes.
Enfin, nous reçûmes quelque argent de nos soldes en retard. A cette occasion, l’administration militaire fit un geste d’une rare élégance : l’argent dédié à notre propre nourriture avait était retenu pendant la captivité, sous prétexte de nourrir les prisonniers viêts. C’était tout simplement révoltant.
Une AFAT que j’avais rencontrée avant mon départ pour le saut fatal, ayant appris que je figurais au nombre des libérés, me fit passer un mot pour que je la retrouve le soir même dans un restaurant près du petit lac.
Bien que nous ayons perçu de nouvelles tenues, mesurant 1m 95, mon pantalon m’arrivait à mi-mollet. Quant aux chaussures, impossible d’en trouver à ma taille. Avant ma captivité, je chaussais déjà un bon 45 et les mois de marche pieds nus m’avaient considérablement élargi le pied. J’étais devenu “inchaussable”. Je me suis donc présenté pieds nus au poste de garde. Au départ, le chef de poste prit assez mal la chose mais après moult négociations, je parvins à le convaincre de me laisser aller jusqu’à un magasin d’articles de sport pas trop éloigné où je dénichai effectivement une paire de baskets, pointure 48.
Mon statut de prisonnier libéré le matin même l’avait vraisemblablement emporté et je pus aller dîner en ville.
Mon nom figurant en tête de liste des prisonniers arrivés à la citadelle, je pus prendre place à bord d’un JU 52 qui, dès le lendemain, me déposait au Centre de repos de Nha Trang.
Il faut avouer que l’armée avait bien fait les choses : des bâtiments face mer, une plage de sable fin même si en janvier, ce n’était pas l’idéal, un logement correct et 5 repas par jour (petit déjeuner, casse-croûte à 10h00, déjeuner, goûter et repas du soir). Par ailleurs, il y avait toujours la possibilité de prendre un cyclo pour aller casser la croute en ville. sur place, j’étais même parvenu à me faire confectionner une paire de chaussures à ma taille chez le maitre bottier.
J’ai vite été rejoint par le gros du convoi et durant un mois nous avons vécu une période de rêve : location de vélos ou de petites motos pour visiter les environs, cinéma, danse au foyer de la Légion … en un mot « la vie de château … pourvu que ça dure ! ». Malheureusement, ça n’a duré qu’un mois, pas un jour de plus. Une place étant disponible dans un DC8 pour Saïgon, me voilà reparti, bien à regret.
Je n’avais séjourné à Saigon que quelques jours en novembre 1948, ville trépidante, colorée bien loin d’Hanoi la provinciale. Mon séjour fut d’assez courte durée car le Pasteur, redescendant d’Haiphong, était attendu.
Retour en France :
J’aurai bien évidemment préféré rentrer en France avec tous mes compagnons d’infortune mais ils étaient toujours à Nha Trang. Je rentrai donc en solitaire.
Le 9 mars 1952, au petit matin, je débarquais à Marseille… Un débarquement presque clandestin, au son d’une musique militaire anémique, avec pour tout réconfort une distribution de café froid et de croissants rassis. Transporté en camion vers le camp Sainte Marthe pour y effectuer mes formalités administratives, à 20 heures j’étais à la gare St Charles pour prendre le train de nuit.
Arrivé tôt le matin en gare de Lyon, je redécouvrais Paris le 10 mars. Je prenais un taxi qui me déposait d’où j’étais parti pour courir l’aventure 4 ans plus tôt.
Pendant ma permission de 4 mois, j’étais allé à St Brieuc où le 6ème bataillon de parachutistes coloniaux (BPC) était en instance de départ pour l’Indochine. J’avais été reçu par le chef de corps, le Commandant Bigeard, qui avait commandé le GC 2 du 3ème BCCP et au sein duquel j’avais servi de février 1948 jusqu’à son anéantissement sur la RC4 le 9 octobre 1950. Il se faisait fort de me récupérer dès mon réengagement.
Songeant sérieusement à rempiler, je me suis donc présenté au bureau de recrutement 71, rue Saint Dominique où je m’étais engagé en février 1948. On me répondit qu’étant un ancien prisonnier, je ne pouvais pas retourner en Indochine.
J’appris par la suite que c’était faux car plusieurs de mes copains, dans la même situation que moi, étaient repartis. Ainsi, l’un de mes camarades de captivité, un nommé Larquois, avait été capturé une seconde fois après Dien Bien Phu. Ayant repéré un ancien CP, inutile de dire qu’il n’avait pas donné son nom et qu’il se faisait tout. Il est vrai qu’avec mon mètre 95, il m’aurait sans doute été difficile de passer inaperçu !!!
N’en sachant rien alors et n’ayant aucune envie de me retrouver en AOF, en AEF, à Madagascar ou bien encore en Allemagne avec les forces d’occupation, je préférais renoncer et j’ai ainsi quitté définitivement l’armée, en conservant le meilleur souvenir malgré le douloureux épisode de la captivité.
J’avais 23 ans et mille souvenirs de cette vie passée, désormais terminée. Je devais maintenant me réhabituer à la vie civile et me construire un avenir. Cela ne fut pas évident car pour trouver un emploi, il eut mieux valu que j’avise mes employeurs en puissance que j’étais un repris de justice plutôt qu’un ancien d’Indochine. Automatiquement, un entretien d’embauche bien commencé prenait fin sur la promesse d’un prochain courrier qui aurait été négatif si on s’était donné la peine de l’envoyer.
Je parvins néanmoins à trouver un emploi grâce à la recommandation de la mère d’un officier prisonnier.
Les déserteurs étaient nombreux, là-bas, on les appelait des ralliés, quelques-uns devinrent des combattants et nous avons parfois eu affaire à eux, les autres végétaient sans guère de considération.
Mariés et ayant fondé famille, ils furent également expulsés, les Allemands rapatriés, les Français ne furent guère poursuivis. Imaginez-vous que lorsqu’une loi attribua aux anciens prisonniers une pension d’invalidité en fonction de leur état de santé, certains d’entre eux osèrent se présenter pour en bénéficier, il faut le faire, ils furent évidemment déboutés.
En dépit de tout cela, bien que ces années passées sous l’uniforme aient été parfois tragiques et que le recul du temps embellit souvent les situations douloureuses, j’ai la certitude que si c’était à refaire, je repartirai avec le même enthousiasme et la même foi.
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