Témoignage de Marcel Schneyder

Le 9 mars 1945, je me trouvais à Gia-Dinh-ville, dans la proche banlieue au Nord de Saïgon, Chef-lieu de la province de Gia-Dinh.
Mon père, René Schneyder, administrateur des services civils d’Indochine, était depuis 1942 le chef de la province de Gia-Dinh.

Les Américains avaient reconquis les Philippines. Depuis le début de l’année, les bombardements américains sur Saïgon devenaient presque quotidiens. C’est ainsi qu’ils coulèrent tous les bateaux japonais qui se trouvaient dans le port de Saïgon jusqu’à Nha-Be, au confluent de Don Nai.
Le gouverneur de la Cochinchine avait ordonné aux Français d’envoyer leurs enfants à Dalat pour les préserver des bombardements mais ma mère avait refusé, ne voulant pas se séparer de ses enfants. C’est ainsi que mon frère et moi, nous étions à Gia Dinh avec nos parents le 9 mars 1945.
Craignant que les Français ne se révoltent pour aider les Américains en cas de débarquement de leurs troupes, les Japonais décidèrent alors le fameux « coup de force du 9 mars 1945 » pour mettre fin à la souveraineté française. Désormais l’Indochine, dernier territoire du Sud-Est asiatique encore sous la souveraineté d’un pays occidental, subit le même sort que les possessions anglaises (Hong-Kong, Malaisie, Birmanie), américaines (Guam, Philippines), hollandaises (Indes néerlandaises), conquises en 1942.
Dans la nuit du vendredi 9 mars 1945, les Japonais attaquèrent les casernes de l’armée française. Après une défense acharnée, infligeant de lourdes pertes aux Japonais, les soldats français durent se rendre face à la supériorité des troupes japonaises.
Les Japonais firent prisonnier l’Amiral Decoux, Gouverneur général, qui avait refusé énergiquement l’ultimatum japonais. Tous les hauts fonctionnaires français furent également faits prisonniers.
A Gia Dinh, un colonel japonais envoya à mon père, chef de la province, un interprète pour lui signifier officiellement le nouvel ordre imposait désormais par l’armée japonaise et procéder à son arrestation. Ils l’emmenèrent alors dans un endroit inconnu pour l’interroger.
Ma mère, mon frère et moi fûmes alors gardés à la résidence par des sentinelles japonaises, empêchant toute personne d’y pénétrer.

Nous étions vraiment isolés de tout et à la merci des soldats japonais. C’est ainsi que j’ai passé mon anniversaire « en prison ». J’avais alors 15 ans et mon frère 12 ans !
Au bout d’un mois, les Japonais nous dirent de « foutre le camp » et de rejoindre immédiatement Saïgon. En effet, les Japonais avaient décidé de regrouper les Français dispersés à travers toute l’Indochine dans les capitales (Hanoï, Saïgon, Hué, Phnom Penh) pour mieux les surveiller.
En Cochinchine, les Français qui avaient pris le train pour rejoindre Saïgon se heurtèrent à leur arrivée à des manifestations d’Annamites à la gare de Saïgon, qui vociféraient, les injuraient, voire crachaient sur eux.
Ceux qui n’avaient pas de logement à Saïgon durent en trouver au sein de leur famille, chez leurs amis ou collègues. Les gens se retrouvèrent ainsi à plusieurs familles dans une seule villa !
Quant à nous, nous eûmes beaucoup de chance : ma tante maternelle nous céda son « compartiment » qui comportait deux pièces seulement.
Chaque habitation devait afficher une planche en bois fournie par la gendarmerie japonaise indiquant les noms des occupants.
Les Japonais avaient imposé un couvre-feu de 8h00 du soir à 8h00 du matin. On se déplaçait à pied ou à bicyclette dans un périmètre limité par l’arroyo de l’Avalanche au Nord, par l’arroyo chinois au Sud, par la rivière de Saïgon à l’Est, la rue de Verdun et la place du marché à l’Ouest.
Mon père, comme tous les Français, « était au chômage » et nous vivions sur ses économies. Cela dura 6 mois jusqu’à la capitulation du Japon le 15 août 1945, ordonnée par l’Empereur.

Les Japonais avaient donné l’ordre de creuser devant chaque habitation des tranchées pour nous abriter contre les bombardements américains.
Les avions américains volaient trop haut et manquaient souvent leur cible. C’est ainsi que voulant bombarder la gare de Saïgon, ils touchèrent les compartiments de la rue Chasseloup Laubat devant le cercle sportif français, situés à 1 kilomètre de la gare. Tous les occupants furent tués !
Nous avons nous-mêmes failli être tués car nous habitions rue Testard, rue parallèle à la rue Chasseloup Laubat, à 100 mètres des habitations bombardées. Notre tranchée trembla et nous fûmes très secoués. Le bombardement eut néanmoins pour conséquence de me rendre sourd de l’oreille droite !
Le 2 septembre 1945, Ho Chi Minh proclama l’indépendance du Vietnam. Le Viêt-Minh organisa alors à Saïgon une grande manifestation : 200 000 hommes, femmes et jeunes vinrent défiler avec des banderoles et des pics en bambou dans les rues de Saïgon. Nous étions effrayés dans nos habitations.
La journée se termina tragiquement : place de la cathédrale, le père Tricoire, aumônier des prisons, fut poignardé et achevé au révolver sur le seuil de la Cathédrale où son corps resta plus d’une heure les bras en croix.
Le 23 septembre, le Viêt-Minh organisa à nouveau un massacre à la cité Héraud : 300 français (blancs et métis) furent enlevés dont 150 tués dans des conditions horribles.
Le 5 octobre fut un immense soulagement avec l’arrivée à Saïgon du corps expéditionnaire commandé par le Général Leclerc, venu reconquérir l’Indochine.
Ainsi commença ma guerre d’Indochine qui devait durer 9 ans et se terminer par la défaite de Dien Bien Phu en 1954.

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