Robert Schuermans : Itinéraire d’un para du 3ème BCCP en Indochine

 

Tonkin, avril 1950, Pa Kha. Des éléments du 2e commando du GC2 en repos à Pa Kha. A droite, le caporal-chef Robert Schuermans

Aucun conflit n’a été autant décrié que la guerre d’Indochine ; non seulement la guerre elle-même mais également ceux qui y ont pris part. Ce qui fut mon cas dès octobre 1948.

Mon engagement n’avait rien de politique ou une quelconque volonté de permettre à la France de conserver la perle de son empire colonial. Mon unique motivation était de courir l’aventure. J’étais un adolescent de l’Occupation, à la fois trop jeune pour craindre le STO ou prendre part à la Résistance ; A Paris les maquis n’étant pas tellement nombreux.

Pour les jeunes de cette époque, cette période était particulièrement étouffante car toutes activités, tous loisirs étaient étroitement surveillés et les interdits innombrables. La Libération puis la paix retrouvée n’améliorèrent pas grand-chose, les partis politiques ayant repris leurs petits jeux stériles de la 3ème République. L’horizon étant bouché, l’aventure était une échappatoire dont l’Indochine en était la porte.

Premiers contacts avec l’Indochine :

Je me suis tout d’abord retrouvé le 24 février 1948 à St Brieuc où le 3ème bataillon colonial de commandos parachutistes (BCCP) était en formation (n° de brevet 22418). De jeunes officiers, quelques anciens et des centaines de jeunes de moins de 20 ans, pas tellement conscients de ce qui les attendait, y étaient rassemblés. Pour ma part, mon supérieur était un certain Capitaine Bigeard qui, par la suite, a su remarquablement soigner sa popularité.

Honnêtement, je ne peux parler de cette guerre que sur la seule période où je l’ai moi-même vécue. Celle-ci commence le 8 novembre 1948, jour où le Pasteur arriva au Cap Saint Jacques et se termine le 15 octobre 1950, date à laquelle je fus fait prisonnier lors de la désastreuse bataille de la RC4. Certes, il y eut après 15 mois de captivité dans les camps de rééducation de Viet Minh … mais c’est une autre histoire.

A mon arrivée et Jusqu’à la fin de 1949, l’armée française dominait la situation. Nous étions certes moins nombreux mais mieux armés, même si notre armement était hétéroclite, nos équipements médiocres et nos véhicules datant de la campagne d’Italie. Par ailleurs, nous pouvions compter sur une puissance de feu supérieure et un encadrement de valeur.

Toutefois, après la victoire des Communistes en Chine, cette supériorité commença à s’estomper. De la frontière chinoise partaient désormais clandestinement des convois complets d’armement et de matériels. Bien vite, nous nous sommes retrouvés en état d’infériorité, tant en armement, qu’en combattants.

Après avoir participé à quelques combats locaux, la première véritable opération à laquelle prit part mon groupe de commandos (GC), soit l’équivalent d’une forte compagnie, commença le 20 janvier 1949 pour se terminer le 24 juillet suivant. Parachutés en Haute Région dans le secteur de Son La, nous avons rayonné 6 mois durant dans une région montagneuse où quelques postes militaires disséminés assuraient la présence française.

Si la population ne nous était pas ouvertement favorable, elle n’était pas pour autant hostile. Ces pauvres gens étaient pris entre le marteau et l’enclume. Chaque jour nous allions d’un village à l’autre, respectueux des coutumes locales, payant scrupuleusement tout ce que nous consommions, assurant les habitants que notre soutien leur était acquis et que nous étions prêts à prendre leur défense si besoin était. Ils acceptaient ces bonnes paroles avec un franc sourire, le même qu’ils réservaient aux patrouilles viêts qui ne manqueraient pas de leur rendre visite peu après notre départ. Les Viêts s’imposaient par la peur, nous tentions de nous imposer à l’aide d’un paternalisme dépassé. Malheur au chef de village soupçonné de s’être montré trop complaisant avec nous ! Il risquait alors d’y laisser sa peau.

A cette époque, la guerre n’avait rien de spectaculaire : pas de batailles à proprement parler, pas d’affrontements violents, pas de coups d’éclat. C’était l’époque des embuscades soudaines et souvent meurtrières au détour d’une route, d’une piste. Un feu bien nourri, quelques tirs de mortier, c’était bref et imparable !

Toutefois, nous ne sommes pas restés longtemps des victimes et avons bien vite appris, nous aussi, à tendre des embuscades et à déjouer celles qui nous avaient été tendues. Bigeard nous avait préparé à ces pièges au camp de Meucon. Combien d’embuscades de jour et de nuit avons-nous tendues d’un commando à l’autre ! Dieu sait si alors nous avions râlé contre ces “jeux de cons”. Rétrospectivement, ce n’était pas du temps perdu et beaucoup de vies furent ainsi sauvées.

Les mines, que les Viêts nous collaient partout, étaient l’autre plaie de cette guerre larvée : ouvrir une porte dans un village désert, comme cheminer sur une piste, tout était risqué et devenait une aventure. S’ils avaient été experts dans la fabrication et la pose des mines, nous aurions subi encore plus de pertes ! Les mises à feu étaient artisanales, par pression généralement ou bien par un gars planqué dans un fourré qui tirait sur une ficelle et alors tout pétait ! Tout cela générait beaucoup mais vraiment sans rapport avec le nombre de mines posées.

Durant cette première opération, notre base arrière avait longtemps été Na San. Une piste d’atterrissage de 600 mètres de long en terre battue y avait été construite par les Japonais. C’était bien suffisant pour les vieux JU 52 ou les Bristol qui ravitaillaient Son La et tout le secteur. Jamais les Viêts n’ont attaqué le terrain car, bien qu’il nous soit nécessaire, il était certain que des avions civils venaient également les ravitailler en toute discrétion.

Le fait que le poste de Na San n’était pas un de leurs objectifs nous a un jour été particulièrement favorable. Un soir de mai, un gars avait voulu allumer la boite de corn-beef emplie de pétrole qui servait d’éclairage à une autre boîte. Il s’y est pris comme un manche et a mis le feu à toute la baraque construite en bambou et en paille. Tout a flambé en quelques minutes. Le drame était que les armes et tout le matériel avaient également flambé. Dès lors, pour tout armement, nous n’avions plus que les quelques PM des sentinelles déjà en place. Si les Viêts nous avaient attaqués ce soir-là nous étions cuits. Evidemment, peu après, une grosse pluie a éteint les braises et nous a copieusement saucés.

Le lendemain matin, un JU 52 qui pointait à l’horizon a vite renoncé à son atterrissage et a filé sans demander son reste. Il nous a fallu aller à pied jusqu’à Son La, pratiquement sans armes, distant d’une dizaine de kilomètres. Ce jour-là encore, la chance était avec nous car aucune embuscade n’avait été installée sur la route. Hanoï, prévenu par radio, nous a par la suite expédié rapidement tout l’équipement nécessaire.

Pendant 6 mois complets, nous avons sillonné en long, en large et en travers cette région magnifique où les habitants, bien éloignés de toutes considérations politiques, auraient tellement souhaité qu’on leur fiche une paix royale. Ils ne demandaient rien à personne, ils n’étaient ni pro-Viêt, ni pro-Français, seulement de très braves gens très attachants, bien loin de toute guerre. Vivant intégralement sur le pays, jamais la moindre boîte de ration ne nous a été expédiée ; uniquement du Buffle, de la volaille … et l’inévitable riz dont on finissait par se lasser, c’est humain ! En dépit de fruits nombreux et variés, nous rêvions d’une nourriture plus “civilisée” et aurions volontiers échangé la part de paradis de notre député contre un steak frites et un camembert à point.

La seule chose qui nous était volontiers allouée, c’était le sel, denrée très rare en Haute région. Pour le sel, pas besoin de parachute, il était tout simplement droppé. Avec lui on pouvait tout faire : enrôler, bon gré mal gré, un gars du coin, lui faire transporter une charge toute la sainte journée et si le soir on lui donnait deux poignées de sel, il vous aurait baisé les pieds. Combien de vertus locales ont chancelé pour un ou deux kg de sel !!!

Un officier payeur venait régulièrement payer nos soldes … Pourquoi faire ? Nous n’avions aucune occasion de dépenser quoi que ce soit ! En revanche, cet officier qui était venu au risque de sa vie accomplir sa mission, était sûr de mériter une médaille !

Nous avons perdu là-bas pas mal des nôtres, notamment deux officiers, les lieutenants Lhuillier et Valet de Peyraud. Lorsque nous avons enfin regagné Hanoï, le 24 juillet 1949, le Colonel Lajoie qui commandait le secteur nous a généreusement décerné une croix de guerre, tout en regrettant notre départ. Notre présence, 6 mois durant, avait assuré sa complète tranquillité.

A Hanoï, le 3ème BCCP séjournait au Lycée du Protectorat, superbes bâtisses au confort assez sommaire, mais nous étions chez nous. Le Capitaine Bigeard, qui ne s’entendait vraiment pas avec le chef de corps, le Commandant Ayrolles, dit Pan-Pan, avait obtenu une mutation dans cette Haute région que nous venions de quitter. Le Lieutenant Leroy, qui lui avait succédé, s’intégra vite à son unité. Le Lieutenant Rougier, qui avait pris la tête du 2e Commando après la mort du Lieutenant Lhuillier, était un officier remarquable. Sa carrière fût brisée par ses 4 années de captivité car il aurait dû aller loin. Je l’avais surnommé Méphisto à cause de ses lunettes teintées et son air légèrement renfrogné. Tous ses gars l’auraient suivi jusqu’en enfer.

Un séjour d’une quinzaine de jours nous fût accordé à Vat Chay dans la Baie d’Along, cadre enchanteur, bulle coincée à longueur de journée, une mer à 28 degrés, un paradis bien trop court ! Il nous a vite fallu rejoindre Haïphong où le vieux tortillard, qui sautait régulièrement sur une mine, nous a ramenés à Hanoï. D’autres missions nous attendaient.

Jusqu’à présent, nous avions mangé notre pain blanc : différentes sorties le long du canal des Rapides, à moins que ce ne soit le Canal des Bambous, une opération amphibie dans la région Vinh en Annam, débarquement style le jour le plus long, sous la protection de je ne sais quel navire de guerre, destruction des salines. Nous sommes repartis sans nous préoccuper du sort des internés civils, prisonniers depuis des années. Qu’aurions-nous pu faire pour eux ? Ils avaient été mis au vert dès les premiers coups de feu de décembre 1946.

En septembre ou bien en octobre, nous avons effectué un saut d’entretien. Il était nécessaire que nous sautions régulièrement pour pouvoir continuer à bénéficier de la solde à l’Air d’un montant intéressant. A vrai dire, je me serai bien passé de ce saut car je détestais sauter en parachute, ayant le plus abominable des vertiges sur le premier barreau d’une échelle. L’entraînement au sol a été pour moi un véritable calvaire et chaque saut une redoutable épreuve, mais je m’étais engagé chez les paras et il était hors de question que je me dégonfle.

Avec de nombreuses sorties surprises en opération interarmes soigneusement préparées, le temps s’écoula rapidement, nous approchant des fêtes de fin d’année. Nous nous réjouissions de fêter la Noël et la venue d’une nouvelle décennie dans d’agréables conditions. Hélas, il n’en fût rien ! A Hanoï, un certain Colonel Chavatte, pour une raison que j’ignore et qu’il ignorait peut-être lui-même, avait pris en grippe notre 3ème BCCP. Il n’existait pas de coins pourris où il ne nous ait expédiés à la seule fin d’être débarrassé de notre présence. Par ailleurs, il refusait systématiquement la plus grande partie des propositions de citations qui lui était soumise. Commandant les troupes aéroportées en Indochine, c’était peut-être un officier de valeur mais, de notre point de vue, c’était un sale con !

C’est ainsi que peu avant Noël, nous avons été expédiés je ne sais trop où pour une opération dont la haute portée tactique m’échappe encore. Le Colonel Chavatte a pu ainsi passer d’agréables fêtes de fin d’année sans que la présence du 3ème BCCP ne lui donne de l’urticaire.

Heureusement pour nous, l’intendance avait eu pitié de nous et, pour l’occasion, nous avait parachuté de quoi marquer le coup. Abondance de biens ne nuit pas dit-on ? … mais là, ils avaient un peu forcé la dose, tant et si bien qu’au petit matin les gueules de bois étaient légion. Pour éviter que la beuverie ne se prolonge, le Lieutenant Leroy fit récupérer l’intégralité des bouteilles épargnées et les brisa toutes !

Nous avons regagné Hanoï peu après. Pour nous, une nouvelle année commençait, le pire nous attendait…

En Haute Région, le poste de Nghia Do avait été attaqué par des forces viêts importantes, bien décidées à s’emparer du Poste. Une force d’intervention fût rapidement constituée avec deux GC des 3ème et 5ème BCCP sous les ordres du Commandant Grall. La situation des assiégés était désespérée car les Viêts s’étaient emparés d’une partie du poste dont le chef avait été tué. Le 24 février 1950, le parachutage fut une réussite quoiqu’un peu merdique, un JU 52 s’étant égaré et à deux doigts de larguer ses paras sur Pa Kha à 50 km de là.

Les Viêts ayant été mis en déroute, le poste fut repris. C’était une belle opération, bien que sa portée soit en définitive limitée, Nghia Do devant être abandonnée peu après.

Le temps exécrable (pluie et crachin) rendait toutes sorties particulièrement pénibles. Pitonner dans de telles conditions était un exploit. Quand on parvenait à escalader quelques mètres, on en redescendait sur le ventre, parfois deux fois plus bas, toujours trempés sans aucune possibilité de se sécher. Les Viêts, furieux de s’être fait virer du poste, ne nous laissaient aucun répit.

Un détachement fut alors chargé de transporter les morts et les blessés. Ces derniers devaient impérativement être amenés à Lao Kay pour être hospitaliser à Hanoï. Notre itinéraire nous faisait passer par un point sensible, Bao Ngay, que nous ne sommes jamais parvenus à franchir. Les Viêts y étant trop nombreux et puissamment armés, nous avons dû renoncer. Il y eut à nouveau des morts et certains blessés moururent faute de soins urgents.

Il n’y avait rien à attendre des éléments français présents dans la région, bien trop préoccupés à assurer leur propre sécurité. Nous avons rejoint Pa Kha, une petite bourgade cernée de champs de pavots où il fallut en raser une grande surface pour permettre l’atterrissage des Morane 500 sanitaires et sauver ainsi les blessés qui étaient parvenus à tenir le coup.

C’était la période de Pâques. Un ou deux parachutages avaient permis d’améliorer un peu l’ordinaire, de remplacer du matériel, de percevoir des munitions, mais aussi de récupérer un peu … les semaines passées avaient été éprouvantes !

Puis nous sommes repartis en direction de Lao Kay en passant par Bao Ngay les doigts dans le nez. Nous nous imaginions à Hanoï le soir même ou au plus tard le lendemain. Bien qu’effectivement embarqué dans nos vieux JU familiers, il nous fallut alors déchanter. Le Haut Commandement n’étant jamais avare de bonnes surprises, plutôt que d’aller à Hanoï, Cao Bang fût finalement notre destination. Sacrée douche froide qui ne fût pas du goût de tout le monde … Servitude militaire … il faut savoir fermer sa gueule !

Je n’ai pas vraiment compris ce que nous étions venus faire dans cette galère, logés dans des baraquements délabrés. Histoire de nous occuper, on nous envoyait crapahuter un jour à l’est, un jour à l’ouest mais jamais au nord. Les Viêts y étaient très nombreux et bien mieux armés que nous. Nous n’étions pas de taille à nous mesurer à eux de toute évidence. Cao Bang n’en avait plus pour bien longtemps et son évacuation, quelques mois plus tard, devait valoir au Corps Expéditionnaire une cuisante défaite et mener à l’anéantissement du 3ème BCCP.

Nous sommes finalement rentrés à Hanoï, pas pour bien longtemps, une nouvelle tâche allait nous être confiée et pas la moindre !

Robert Schuermans aux Invalides le 11 octobre 2020 lors de la commémoration des 70 ans des combats de la RC4

La reprise de Dong Khê :

Fin mai, les Viêts, toujours plus actifs, sûrs de leur supériorité, tant en hommes qu’en armement, avaient pris d’assaut la place de Dong Khê, un poste solide, tenu par les légionnaires du 3ème REI, des coriaces. Pourtant, ils n’étaient pas parvenus à résister à l’assaut et le poste avait été investi après d’âpres combats. Bien qu’il s’agisse d’une place forte importante sur la RC4, le Haut Commandement tergiversait et hésitait quant à l’envoi des parachutistes pour rétablir la situation. Ce n’est que vers la fin de l’après midi que l’ordre nous fût donné. Nous étions sur le terrain de Bach mai depuis tôt le matin, prêts à partir. Le 27 mai 1950, après une heure de vol nous étions sur place, parachutés à 100 mères, avec un regroupement immédiat. Pour une fois le 3ème BCCP opérait au complet. Chaque GC avait son objectif précis. Pour nous, GC 2, c’était la reprise de la citadelle.

La DZ était au pied de cette citadelle. Nous avons foncé au pas de charge sur la route d’accès des camions, canardant à tout va. Les Viêts ne nous attendaient plus, étant tranquillement en train d’embarquer leur butin. Sans leur donner le temps de réagir, nous sommes passés maîtres de la situation. Victoire ultra rapide et totale, la plus belle opération aéroportée de toute la guerre d’Indochine. Plus tard, alors que j’étais prisonnier, un officier Viêt, sachant que j’avais appartenu au 3ème BCCP, me demanda si j’avais participé au saut sur Dong Khê. Il me confia alors que lors de l’investissement du poste, prévoyant un parachutage, ils nous avaient préparé un comité d’accueil particulièrement soigné avec des mitrailleuses qui balayaient la DZ. Un quart d’heure avant notre arrivée, ils avaient réembarqué les mitrailleuses en question. Nous avons eu, ce jour-là, un coup de chance monumental. Leurs mitrailleuses, si elles avaient été maintenues en place, auraient fait alors un véritable carnage, aussi bien pendant la descente que lors de l’arrivée au sol. Fort heureusement pour nous, quelques minutes avaient suffi pour assurer notre victoire et prolonger de quelques mois la survie de notre unité.

Pendant plusieurs jours, nous avons patrouillé dans le coin mais les Viêts s’étaient volatilisés. Les Tabors sont alors venus nous relever. C’étaient de redoutables combattants, vétérans de la Campagne d’Italie qui, sous les ordres du Général Juin, étaient parvenus à forcer le passage à Casino, là où les Américains piétinaient depuis des semaines.

Peu après, nous avons regagné Hanoï. Notre séjour approchait de son terme. En 18 mois de présence en Indo, nous n’avions pas chômés. Que d’opérations, que de Kms parcourus ! Combien de fois le destin nous avait été favorable, sans jamais avoir été abandonné par la chance ! Terriblement attachés à ce pays, nous étions devenus des hommes, bien loin des jeunes gars de 20 ans partis courir l’aventure à l’autre bout du monde.

La vie au Protectorat, notre base arrière, était confortable. Hanoï était une ville très agréable où chacun d’entre nous y avait ses habitudes, son bistro préféré, son dancing attitré. Comme nous étions souvent au diable, sans guère de possibilités de dépenser notre solde, nous étions assez nantis lors de nos séjours en ville.

Il nous restait encore six mois à tirer, sans savoir ce qui nous attendait. Jamais nous n’envisagions le pire. Personnellement, il ne m’était jamais venu à l’idée que je ne puisse pas rentrer en France. La mort certes, nous la côtoyons quotidiennement, mais ce n’était pas une obsession, tout au plus une éventualité lointaine.

Je bénéficiais alors d’une sorte d’entracte forcé à la suite d’une nouvelle dysenterie. Un besoin de soins énergiques nécessita une hospitalisation à l’Infirmerie de la Base Aéroportée Nord (BAPN) : lit douillet, piqûres douloureuses, infirmières parfois sympas, nourriture “hospitalière”. Je fus rapidement rétabli puis expédié pour une quinzaine de jours au centre de repos de Vat Chay où le bataillon avait séjourné en août l’an passé. Même cadre enchanteur, même bulle aussi solidement coincée… Comme on était loin des pistes du Tonkin, des rizières et des pitons, des buffles hargneux et non comestibles … c’est la vie de château, pourvu que ça dure ! Hélas ça n’a pas duré et j’ai bien vite repris ma place au sein de mon cher 2ème commando auquel j’étais resté fidèle depuis mon enrôlement.

Ma place était au milieu des copains, pas dans un lit d’hôpital ou en centre de repos. Cet entracte, même s’il me fût salutaire, aurait été comme une tache sur mon palmarès s’il s’était prolongé. Je n’avais jamais raté une opération ou échappé à une sortie et je voulais qu’il en soit ainsi jusqu’à mon retour.

Pour une fois, nous étions restés à Hanoï, pas une éternité mais plus longtemps qu’à l’accoutumé … le Colonel Chavatte devait être en permission ? Grand bien lui fasse ! Se frotter à la vie civilisée n’avait rien de désagréable. Une boisson fraîche à la terrasse de la Taverne Royale et le sourire d’une jolie fille étaient des joies simples auxquelles nous ne nous étions guère habitués, raison de plus pour en profiter pleinement. Et puis septembre est arrivé, marquant la reprise des combats. C’est un peu comme si tous les belligérants prenaient leurs vacances en août !

Le poste de Dong Khé, que nous avions récupéré de haute lutte en mai dernier, avait été repris par les Viêts. Même les Légionnaires du 1er BEP, notre Bataillon frère, n’étaient pas parvenus à les en déloger. Par ailleurs, le Haut Commandement, après bien des tergiversations, avait décidé l’abandon de Cao Bang et son évacuation par les militaires, mais aussi par les civils qui constituait dèslors un objectif quasi irréalisable.

La RC4 avait été surnommée la route de la mort. Des dizaines de convois y avaient été anéantis au cours de sanglantes embuscades.

Je n’avais rien d’un fin stratège, je n’avais pas suivi les cours de l’Ecole de guerre et je n’avais fait partie d’aucun état-Major. Je n’étais qu’un modeste sous-officier parachutiste possédant néanmoins suffisamment d’expérience pour deviner qu’avoir la prétention de vouloir acheminer une colonne aussi importante sur un trajet aussi long n’était pas seulement inconscient mais complètement criminel.

Celui qui avait pris une telle décision aurait mérité d’être passé par les armes. J’imagine, bien au contraire, que le responsable en question a sans doute poursuivi une belle carrière et est mort dans son lit, ayant droit aux honneurs militaire lors de ses obsèques.

Un autre itinéraire était pourtant envisageable par la RC 3. Celle-ci, en passant par Thai Nguyen, avait un accès direct à la Moyenne région et, de plus, l’avantage de ne pas longer la frontière de Chine d’où la colonne risquait d’être attaquée sans même pouvoir riposter. L’incurie l’emporta sur la raison et la colonne Charton se mit en marche.

De That Khé, une colonne de secours aux ordres du Colonel Le Page fut formée et se mis en route pour venir en aide à la colonne Charton. Les deux colonnes ne parvinrent jamais à faire leur jonction et des combats féroces se déroulèrent, causant des pertes considérables. Des unités de grandes valeurs, telles que le 1er BEP, le 3ème REI et les Tabors, furent massacrées par un adversaire tellement plus nombreux, supérieur en armement et animé d’un grand courage.

L’anéantissement du 3ème BCCP :

Le 3ème BCCP était rentré le 4 ou 5 octobre d’une longue opération au Laos. Pour notre Bataillon, c’était fini, notre séjour était terminé. L’unité qui devait nous remplacer était arrivée et nous devions embarquer sur le Pasteur qui l’avait amenée.

Pourtant nous avons été mis en alerte et les permissions de sortie du 7 au soir ont été supprimées. Le dimanche 8 octobre au matin, nous étions sur le terrain de Bach Mai prêts à sauter.

Il est à noter que pour ce dernier saut, il aurait été possible de ne pas y prendre part. Notre Toubib, le Capitaine Armstrong, était alors très conciliant concernant les exemptions de service. Cependant, rares furent ceux qui en profitèrent.

Depuis son arrivée en Indochine, le 9 novembre 1948, notre cher Bataillon avait vu ses effectifs fondre. Les morts, les blessés et les malades rapatriés sanitaires ont fait que pour ce dernier saut, nous n’étions plus que 285.

Était-ce le réveil tardif d’un instinct guerrier ou l’espoir de décrocher in extrémis quelques bananes valorisantes, quelques-uns de ceux qui n’a avaient pas encore quitté le Protectorat se sont portés volontaires. Quoiqu’il en soit, je me suis retrouvé chef d’un stick ayant un effectif de 8 au lieu des 15 prévus normalement.

Ce n’est que sur le tard que la décision a été prise de nous parachuter. J’ai eu l’impression que l’Etat-Major n’était pas tellement certain de l’absolue nécessité de notre intervention. Néanmoins, le 8 octobre 1950, nous sautions sur That Khé.

That Khé devait être également abandonné. Cette évacuation de la troupe et de la population aurait pu avoir lieu en principe sans trop de problèmes. C’était sans compter un grain de sable qui vint tout remettre en question et devait causer notre perte : le pont, au-delà de That Khé, permettant de franchir la rivière Song Khé Kong, avait été détruit par un commando suicide vietminh.

L’honneur nous avait été fait de former l’arrière garde. La population était déjà partie quand nous avons pris la route. Rien ne semblait plus lugubre que cette ville abandonnée, des foyers allumés par des commerçants qui n’avaient pas pu tout emmener, la fumée, l’éclatement des bambous … Nous n’avions qu’une idée en tête, filer de là !

Nous précédant, les Tabors, avaient conservé un invraisemblable matériel et tout ce qui leur était nécessaire pour leur subsistance hors des villes, y compris les femmes de leur BMC. Leur progression était de ce fait très lente. Arrivés au Song Khé Kong, Il leur fallut évidemment une éternité pour traverser la rivière à l’aide de barques. Quand ils eurent terminé, le jour pointait et pour tout arranger ils avaient laissé les barques en question sur l’autre rive. Il fallut donc que quelques gars dévoués et bons nageurs se mettent à l’eau pour les ramener. Le temps qu’à notre tour nous passions, il faisait grand jour.

Pendant tout ce temps passé à franchir cette foutue rivière, les Viêts avaient eu tout le loisir de nous préparer une magistrale embuscade vers laquelle nous foncions tête baissée.

Le destin du 3ème BCCP se terminait ici, à Déo Cat, tout petit point sur une carte … mais que de sang, que de morts !

Littéralement cloués sur place, nous ne pouvions ni avancer, ni reculer. La seule échappatoire était la brousse à gauche de la route où nous avions tenté de nous dissimuler pour échapper aux tirs. Le fait de n’avoir rien avalé depuis 3 jours n’améliorait pas notre situation.

Au bout d’un certain temps dont je suis bien incapable de déterminer la durée, l’ordre nous fût donné de saboter notre matériel, d’abandonner les blessés et de rejoindre Na Cham en pratiquant la guérilla !!!

Encore un ordre d’une monumentale connerie : non seulement ce message lancé par un Morane 500 signalait aux Viêts notre exacte position mais surtout, comment aurions-nous pu pratiquer la guérilla alors que depuis belle lurette nous n’avions plus de munitions !!!

Le Capitaine Armstrong demeura avec les blessés qui avaient été alignés au bord de la route, puis nous nous sommes enfoncés dans la brousse.

Bientôt nous sommes tombés sur une embuscade, puis une deuxième et encore une autre … Les Viêts avaient investis tous les compartiments du terrain. Ils étaient partout où nous allions, sortant d’une embuscade pour tomber sur une nouvelle !

Lorsqu’on tombe sur une embuscade, on ne reste pas groupé, on éclate, on s’éparpille. À force d’éclater et de s’éparpiller, le Bataillon, ou tout au moins ce qu’il en restait, n’était plus formé que d’une multitude de petits groupes, plus ou moins importants, parfois 2 ou 3 paras, cherchant à tracer une route improbable ver un point salvateur.

Pour ma part, j’errais tantôt seul, tantôt en compagnie d’autres camarades, d’une piste à l’autre, devenu le triste gibier d’implacables chasseurs.

En peu de temps, notre intervention sur That Khé avait viré au cauchemar. Loin d’être décisive, au moins avait-elle permis à quelques rescapés des colonnes Charton et Lepage, environ une centaine, d’échapper à la capture.

Décidée à la hâte, cette opération fut le baroud d’honneur du 3ème BCCP. Était-elle judicieuse ? C’est contestable ! Comment une petite troupe à bout de souffle pouvait-elle redresser une situation compromise dès le départ ? Pour nous et les membres de la compagnie du Lieutenant Loth, la conséquence fut dramatique et causa l’anéantissement du 3ème BCCP.

Si le prix d’une victoire n’est jamais trop élevé, celui d’une défaite l’est toujours trop !

L’enfer de la captivité :

Cette fuite désespérée pris fin le 15 octobre dans l’après-midi en tombant sur deux groupes de partisans Viêts, sans aucune échappatoire.

Vite désarmé, traité correctement, j’ai rejoint un village où déjà quelques-uns des nôtres étaient parqués.

Impression désagréable d’avoir le sentiment que le gros de la troupe était parvenu à s’enfuir et que seuls moi et quelques autres malchanceux avaient été faits aux pattes.

Une ké bat de riz, de l’eau, une cigarette et me voici ficelé, bras dans le dos, lien autour du cou, avec mon chef de corps, le Capitaine Cazaux, allongé dans un fossé.

Toute la nuit, il est tombé des cordes, la pluie rentrant par le col de mon treillis et ressortant par le bas de mon pantalon. J’ai pourtant passé ma première nuit de captif en dormant comme une souche. Il n’en a certainement pas été de même pour le Capitaine Cazaux dont l’unité avait cessé d’exister sans que cela puisse lui être imputé.

Le lendemain matin, le retour à la réalité fût plutôt pénible. J’étais prisonnier et mon avenir était des plus incertain. Rapidement détachés, nous avons été regroupés avec d’autre prisonniers et, l’homme est ainsi fait, la présence d’autres captifs eut soudainement quelque chose de réconfortant car il apparaissait peu probable qu’une telle quantité de prisonniers puisse être liquidée comme ça, discrètement, contrairement à un petit groupe de quelques prisonniers isolés.

Un convoi, d’environ 130 prisonniers dont une dizaine d’officiers, s’est alors formé. Outre le Capitaine Cazaux, je retrouvais le Capitaine Armstrong, le toubib de l’unité, le Lieutenant Rougier, mon supérieur direct ainsi que d’autres officiers et des gars d’autres unités.

En fin de matinée, nous nous sommes mis en route, lestés de notre riz pour le déplacement. Empruntant la RC4, nous sommes repassés à Déo Cat où avait eu lieu l’embuscade fatale. Les morts et les blessés, décédés depuis, étaient toujours allongés sur la route, dépouillés de leurs chaussures et de leurs vêtements. L’odeur était insoutenable. Plus loin, nous avons quitté la route pour emprunter une piste qui serpentait entre les calcaires, cadence supportable, étapes raisonnables, sentinelles compréhensives avec les traînards. Comparativement aux jours précédents, ce trajet fût comme une promenade.

Partis le 16 octobre en direction du nord, notre piste a croisé le 23 octobre une petite rivière. Au niveau du pont, nous avons été séparés de nos officiers auxquels avaient été ajoutés les adjudants et adjudants-chefs. Chaque officier nous a alors serré la main, nous souhaitant bon courage et bonne chance. Ils ont traversé la rivière tandis que nous partions sur une autre piste …nous ne devions pas tous les revoir !

Nous avons fini par atteindre le village de Dong Pan, une petite localité typique de la région avec ses ka nha bâties sur pilotis sous lesquelles trônait l’inévitable buffle et une distribution d’eau de source qu’un judicieux système de dérivations amenait dans chaque foyer.

Nous venions de faire connaissance avec le camp n° 3. Nous y sommes restés jusqu’à la mi-décembre

C’est là qu’avaient été regroupés plusieurs centaines de prisonniers de la RC 4, toutes armes confondues. Des groupes s’étaient formés, par unité, par nationalité pour les légionnaires, tous logés chez l’habitant qui, bon gré mal gré, avait cédé une grande partie de son habitation pour y caser de 20 à 25 prisonniers. Pour eux, ce n’était pas un cadeau car, tous autant que nous sommes, nous étions d’abominables chapardeurs. Ainsi, l’autel des ancêtres qui trônait dans chaque maison et à qui des offrandes alimentaires étaient apportées quotidiennement, avaient rapidement été mis hors de notre portée car en quelques instants les offrandes disparaissaient. Nos rapports avec nos hôtes n’étaient ni bons, ni mauvais, tant qu’ils ont pu nous échanger les rares bricoles échappées aux fouilles, jusqu’à nos chaussures et à nos vêtements. Les rapports étaient même parfois cordiaux … mais du jour où nous n’eûmes plus rien à vendre ou à échanger, l’ambiance changea. Nous n’y pouvions rien, ni les uns, ni les autres, nous étions condamnés à nous supporter !

La nourriture était terriblement insuffisante, composée d’un bol de riz, d’une louche d’un liquide chaud dans lequel surnageait quelques morceaux de liseron d’eau. A ce régime-là, nous ne risquions pas de pouvoir tenir bien longtemps. Si le riz était également leur nourriture de base, les habitants pouvaient néanmoins compléter leur repas avec un peu de viande de volaille, voire du poisson, mais aussi des légumes et des fruits en abondance.

Le soir, regroupés autour d’un maigre feu, nous ne pouvions que maudire notre destin car à cette même heure, nous aurions dû être sur le Pasteur en route pour la France alors que nous croupissions dans un petit village du haut Tonkin pour une durée indéterminée.

Pratiquement jusqu’à la fin du mois d’octobre, les Viêts nous ont fichu une paix royale, à part l’accomplissement des corvées nécessaires. Parfois pendant notre temps libre, un paysan embauchait quelques-uns d’entre nous pour l’aider dans ses tâches quotidiennes avec, en règle générale, quelques nourritures en récompense mais ce n’était pas obligatoire.

Un des principaux sujets de conversation était la possibilité de s’évader, la rêve de tout prisonnier, mais difficilement réalisable. Les lignes française devaient être à 350 kms. Comment parcourir une telle distance sans nourriture, sans boussole et surtout en passant inaperçu ? Le moindre gamin gardant son buffle aurait vite fait de repérer la silhouette d’un européen et de donner l’alerte.

Bien que les chances de réussite soient quasiment nulles, nombreux furent ceux qui tentèrent de faire la belle mais aucune évasion ne réussit. Rapidement repris, les évadés revenaient au camp l’oreille basse. Les plus chanceux s’en tiraient avec une volée de coups, d’autres eurent droit à un séjour plus ou moins prolongé dans la cage à buffle, sous les Ka nha. Cette cohabitation était particulièrement pénible, les pieds dans la boue, dans les excréments et les eaux de cuisine. De plus, ces saloperies de bestioles qui, paraît-il, sont allergiques à notre odeur, tentaient d’écraser l’intrus contre un pilotis. A cela venaient s’ajouter les maringouins, minuscules insectes à la piqûre particulièrement douloureuse. L’enfer tout simplement ! D’autre évadés furent massacrés par des paysans qui avaient été avertis qu’aider un évadé était puni de la peine de mort.

Je n’ai pas tenté l’aventure. A mon avis, il faut avoir un certain pourcentage de chance de réussite pour prendre un tel risque. Un Prisonnier, évadé un soir, l’a compris en revenant de lui-même le surlendemain, affirmant qu’il s’était égaré au cours d’une corvée de bois. Ayant réussi à convaincre les Viêts de sa bonne foi, il eut la chance de ne pas être sanctionné.

Au début du mois de novembre, un nouveau personnage fit soudainement son apparition dans notre univers de captifs : le Commissaire Politique (CP).

Depuis le début de notre captivité, nous étions soumis à l’autorité des chefs de convois lors des déplacements, puis celle du chef de camp une fois arrivés à destination. Ce dernier était surtout responsable de la discipline, des problèmes d’Intendance et des soldats qui nous gardaient. Le CP était un personnage tout puissant, ayant le droit de vie ou de mort sur chaque prisonnier. Rigoureux, intransigeant, communiste convaincu, pour ne pas dire borné, il avait pour mission de nous convertir de gré ou de force, nous abominables mercenaires du colonialisme et des fauteurs de guerre américains, en d’authentiques communistes, combattants de la paix, dévoués corps et âme au service de la cause qu’il défendait.

Notre premier contact eût lieu lors du premier rassemblement de tous les prisonniers présents. Prise de contact plutôt réfrigérante au cours de laquelle il nous déclara, en guise d’entrée en matière, que nous étions des criminels de guerre, méritant tous d’être fusillés sans exception. Son préambule ayant eu l’effet escompté, il modéra alors ses propos en nous disant que le vénérable Président Ho Chi Minh, comprenant que notre jeunesse avait été trompée, souhaitait que nous devenions des hommes nouveaux une fois nos fautes rachetées. Il évoqua ainsi la fameuse « grande clémence de l’oncle Ho » dont nous n’avions pas fini d’entendre parler tout au long de notre captivité. Inutile de dire que la grande clémence en question fit l’objet de bien des railleries, assimilée plutôt à une quelconque chérie qu’à une hypothétique générosité dont nous allions d’ailleurs très vite mesurer les limites.

Puis, pendant plus d’une heure, notre CP nous vanta les mérites du paradis socialiste et voulut, à la fin de son discours, que nous chantions tous en chœur une vibrante Internationale. Ce fut pour lui un bide total ! Nous ne savions pas qu’un jour viendrait où nous chanterions avec lui ou avec tout autre CP, tout ce qu’il voudrait.

Un jour, notre cher CP décida d’interdire les coiffures d’armes. A l’époque, chaque arme portait le calot de différentes couleurs, moi, évidemment le béret rouge. C’est ainsi que le C.P lui-même m’arracha mon béret et le jeta au sol. Habile négociateur, je réussis à lui faire admettre que, sans rien sur la tête en été, nous risquions l’insolation. Il accepta alors mes arguments et me permis de récupérer mon béret à condition de le porter retourné donc côté noir. J’ai donc retourné mon béret pour le conserver, sans pour autant retourner ma veste.

L’effectif du camp était fluctuant, une centaine de prisonniers partaient un beau jour pour une destination inconnue, d’autres arrivaient. Nous retrouvions alors avec joie des copains dont nous ignorions le sort. Avec l’arrivée du CP, la discipline s’était raffermie et les chapardages sévèrement sanctionnés. Les évasions avaient pratiquement cessé bien que le CP ait lui-même proposé cinq jours de vivres à ceux qui voudraient tenter l’expérience. Il n’y eût, bien évidemment, aucun candidat !

Début décembre 1950, une cinquantaine de prisonniers, partirent travailler à la réfection d’une route. Les premiers jours, les outils qui nous avaient été fournis eurent les manches brisés, le lendemain également. Le soir de ce deuxième jour, le bol de riz qui constituait notre ordinaire fût remplacé par un bol d’eau chaude dans lequel flottaient quelques grains de riz. Il en fût de même le lendemain et le surlendemain. Nous fûmes alors ramenés sur le chantier pour y reprendre le travail. Etrangement, à la fin de journée, les manches des outils n’avaient pas été cassés. On avait compris la leçon !

Par petits groupes de 20 à 30 prisonniers, nous avons été envoyés je ne sais où pour quelques travaux, quittant définitivement Dong Pan. Nous avons ainsi été promenés pendant environ un mois de village en village où on nous exhibait. Nous avions fière allure pieds nus avec nos vêtements mal en point, nos barbes hirsutes, les pieds nus qui nous faisait davantage ressembler à des épouvantails qu’à des soldats. Les populations affichaient une indifférente totale, à vrai dire nous aussi, ne pouvant que marcher en silence, profil bas, conscients de notre déchéance.

En janvier 1951, nous avons rejoint le camp n° 2 à Soc Chang, dans le secteur de Trung Khanh Phu. Cette fois-ci, pas de logement chez l’habitant mais des baraquements construits à notre intention et ouverts à tous les vents : une quarantaine de mètres de long sur dix de large, pas de murs, avec à l’intérieur des bats flancs, disposés de chaque côté et destinés au couchage. Il y régnait un froid humide qui glaçait les os.

Le matin très tôt, nous étions rassemblés dans la rizière où le CP venait nous distiller sa bile, après nous avoir fait attendre une heure, parfois plus. Haut comme trois pommes à genoux, il était ridicule avec ses allures de matamore, son casque trop grand et un gros colt qui lui battait la cuisse, une fourragère aux couleurs de la Légion d’honneur pendue à la crosse. Mauvais comme une teigne, il nous promettait les foudres de l’enfer à la moindre incartade puis il regagnait sa baraque après une derrière insulte.

C’est ici que débuta notre endoctrinement politique.

Un matin de février, au rassemblement du matin, nous vîmes qu’un poteau avait été dressé non loin de là. Notre cher CP nous annonça qu’un prisonnier, le caporal Robert Journez, allait être fusillé. Son crime était d’avoir tenté d’entrer en contact avec les Français alors qu’il était affecté à la réparation de postes radio. Une mitrailleuse, d’une rafale, coupa en deux ce valeureux garçon devant nous, tous figés dans un impeccable garde à vous.

Quelques temps plus tard, un nouveau CP nous fût affecté, bien différent de notre nain de jardin. Relativement sympathique, parlant un français parfait, c’est tout juste s’il ne nous traitait pas en copains. Lors d’une réunion, il nous annonça qu’il avait décidé que les prisonniers devaient écrire un journal et demanda des volontaires. Je fus du nombre, non pas que j’eus quelques prétentions épistolaires mais, qui dit journal dit papier, et le papier. Or, le papier était un matériel précieux, indispensable pour rouler des cigarettes avec les rares feuilles de tabac que nous arrivions à faucher sur un pied puis à faire sécher sur une tôle. Il vous arrachait la gueule !

Mon copain Claude Bergerat était également volontaire, ainsi qu’un autre grand copain Dubus, volontaire d’office. Ce malheureux Dubus avait, parmi les prisonniers, une place peu enviable. Ayant fait ses études à Hanoï, il parlait et lisait le vietnamien, or le CP exigeait que leurs conversations aient lieu en vietnamien. De ce fait, les autres prisonniers, ne comprenant pas ce qu’il disait exactement, avaient tendance à douter de ce pauvre Dubus. Un autre volontaire, Karakach, copiste et dessinateur doté d’un remarquable coup de crayon, était chargé de l’illustration.

Nous avons ainsi pondu notre premier journal. Pour ma part, j’avais écrit un petit article sur les bobards inévitables qui abondaient. Il y avait même une grille de mots croisés. Nous avions trouvé un titre original : La Gazette du Prisonnier et vogue la galère. Notre premier numéro n’eut pas l’air de plaire à notre CP qui se mit dans une colère noire. Il est vrai que notre journal ne faisait aucunement mention de politique, se focalisant sur la vie du camp, les fêtes passées au loin et autres fariboles. Il voulait des textes reflétant notre adhésion, pleine et entière, à la lutte pour la paix au Viêtnam, et stigmatisant les fauteurs de guerre américains et autres colonialistes et impérialistes de tout poil.

Notre journal mural n’eut qu’un seul exemplaire et perdura jusqu’au départ du premier convoi. Chaque semaine, le CP réunissait son équipe de plumitifs pour fixer les thèmes à aborder et nous vanter les joies sans nombre dont bénéficiaient les heureux élus qui vivaient en Russie et dans les autres pays amis ; joies que nous connaîtrions un jour quand, grâce à lui, nous serions devenus des hommes nouveaux.

Nous avions mis un doigt dans l’engrenage, impossible désormais de faire marche arrière. Puis vint l’époque des manifestes, des résolutions, des proclamations et autres billevesées ; des écrits dont parfois la roublardise échappait à nos geôliers.

À quelques temps de là, notre CP, toujours très actif, décida de nous confier la rédaction d’un appel au Président Ho Chi Minh, toujours aussi vénérable, pour lui demander notre libération. Ce fût Bergerat qui se chargea de rédiger ce fameux appel. Il pondit un texte tout en finesse que j’aurai aimé pouvoir conserver, répondant à la fois aux attentes du CP, sans trop se compromettre pour autant.

Il s’agissait maintenant de faire signer cet appel par tous les prisonniers … sans exception. Ce fût laborieux, certains prenant cette signature comme un engagement. Il fallut une semaine entière pour que tous signent. Ce qui n’empêcha pas les Viêts d’envoyer en camp disciplinaire les 50 derniers signataires.

Parmi les Européens se trouvait un Allemand du nom de Borchers. Il s’était engagé à la Légion uniquement pour déserter. Lorsque je l’ai rencontré, il avait le grade de Colonel et avait pris le nom de Chien S’y, ce qui signifie le combattant. Il était assez sympa avec les Prisonniers et obtenait souvent pour eux une demi-journée de repos ou quelques améliorations alimentaires. À la fin de la guerre, les Viets l’ont viré. Il a fini ses jours à la radio Est Allemande.

Dans ce camp, en complément de notre éveil à l’idéologie communiste, nous donnions souvent un coup de main aux paysans pour leur récolte du riz, travail absolument exténuant, hors de notre portée. Il faut être né ici pour avoir l’échine assez souple. Quelques nourritures récompensaient parfois nos efforts mais notre rendement était si faible que les paysans finirent par renoncer rapidement à nous employer.

Début mars, le printemps s’annonçait et le ciel devint plus clément. Nous avons alors quitté sans regrets nos baraquements ouverts aux quatre vents avec l’espoir d’être mieux logés.

Nous nous sommes ainsi retrouvés à travailler sur la route allant de Quang Uyen à Ta lung. A la suite du passage répété des camions russes qui empruntaient nuitamment cette route, de nombreux virages s’étaient effondrés. Notre mission consistait à redresser ces virages : plus haut sur le calcaire, certains faisaient dégringoler de gros blocs de pierre, d’autres étaient alors chargés d’en réduire la taille, avant que d’autres enfin ne les transportent sur les lieux d’utilisation. Ces travaux étaient d’autant plus épuisants pour des organismes sous alimentés qu’ils étaient effectués en plein soleil de 8h00 du matin à 18h00, 6 jours sur 7, le dimanche étant consacré à la chasse à la vermine qui nous envahissait, sans oublier l’éducation politique omniprésente au quotidien.

Et pourtant, nous travaillions tous au maximum de nos possibilités car avant que ne commencent ces travaux routiers, le CP nous avait annoncé la création de “comités de Paix et de rapatriement”.

“Rapatriement” était pour nous un mot magique, rempli d’espoir, qui ranimait toutes les énergies même les plus défaillantes. Nous nous sentions abandonnés et n’avions plus rien à quoi nous raccrocher en dehors de cette faible lueur d’espoir. Des efforts surhumains ont ainsi été fournis par des prisonniers incapables de suivre la cadence et qui s’obstinaient, malgré tout, pour ne pas perdre leur chance d’être rapatriés. Beaucoup y consumèrent leurs dernières forces !

Le nombre de décès qui avait très sensiblement baissé pendant l’hiver remonta alors en flèche, tant et si bien que le travail fût légèrement allégé avec un repos les samedis et dimanches et un horaire de travail de 9h00 à 17h00.

Nous nous déplacions le long de la route au fur et à mesure des travaux. Un jour, nous avons atteint le village de Long Co, remarquable par le fait que le point d’eau se trouvait au fond d’un gouffre d’une vingtaine de mètres, rendant alors la corvée d’eau particulièrement acrobatique.

Fin avril-début mai, nous sommes finalement arrivés au KM 10 de cette route, dans le village de Fia Khéo. Ce village se trouvait au pied d’un calcaire sur lequel s’ouvrait, à mi-pente, une vaste grotte. Nous y sommes restés assez longtemps.

Les travaux routiers se sont alors interrompus pour céder la place à une éducation politique à haute dose.

Sur un terrain voisin avait été fabriquée une petite estrade et toute une série de bancs disposés en rond. Après y avoir pris place, notre infatigable CP commençait alors ses cours. Le plus merveilleux dans la dialectique communiste est sa capacité, avec un vocabulaire réduit, à répéter toujours les mêmes mots, les mêmes phrases, cent fois, mille fois. C’est assez lénifiant ! Mais pas question pour autant de somnoler ou de laisser son esprit vagabonder ; les visages étaient scrutés, des questions posées et malheur à celui qui ne répondait pas correctement à une question de l’orateur.

Après la pause destinée au festin de midi, la séance reprenait l’après-midi avec les mêmes formules, le même bourrage de crâne, à raison de 6 jours par semaine, des semaines durant, c’est abrutissant !

L’idée précédente du CP concernant le journal fut reprise avec l’équipe habituelle. Nous fûmes donc chargés, Bergerat, Karakach et moi, de sa parution une fois par semaine.

Nous avions désormais parfaitement saisi la teneur que devaient avoir nos articles … Notre CP était aux anges.

Les premières libérations :

Le 10 juin, lors du rassemblement du matin, un événement majeur se déroula : une centaine de noms furent appelés et mis à l’écart. Après quoi, notre cher CP nous annonça que ces appelés allaient former un convoi. Ils étaient libérés et prendraient aussitôt le chemin des lignes françaises. Moments de joie pour les partants, période d’abattement pour ceux qui restaient.

Après des adieux mêlés d’envie, des adresses échangées et des messages confiés, le convoi se forma et disparu bientôt au premier virage.

L’atmosphère était plutôt morose. Toutefois, ce départ soudain avait frappé bien des esprits mais surtout avait ranimé l’espoir d’une libération anticipée qui sommeillait en chacun de nous. Les promesses dont les Viêts nous berçaient depuis si longtemps avaient été suivies d’effet. Des libérations venaient d’avoir lieu, d’autres suivraient ! Il fallait donc continuer d’espérer, de travailler, de suivre avec une attention soutenue ces foutues séances d’éducation politique. Un jour viendrait alors où un autre convoi de prisonniers prendrait la route de la liberté.

Pendant les semaines qui suivirent, tous les prisonniers eurent une conduite exemplaire, plus de tire au flanc, plus de mauvaise volonté, un rendement constant, des élèves attentifs, plus de traînards.

Mes amis Dubus, Bergerat et Karakach étant partis, je restais le seul de l’ancienne équipe. Je fus alors rejoint par un légionnaire allemand faisant office de traducteur, car ce fameux journal avait une édition en allemand, par un autre copiste car mon écriture était désastreuse et par un nouveau dessinateur. Nous voilà donc repartis avec des articles tellement politisés qu’ils auraient pu être écrits par le plus communisant des journalistes.

Fier de son œuvre, le CP nous octroyait de temps à autre quelques faveurs : distribution de tabac, de fruits, quelques grammes de viande. Quel changement !

Le 10 août, lors de l’appel du matin, soit très exactement 2 mois après la précédente libération, environ 80 nouveaux prisonniers furent appelés pour être libérés. En revanche, ce jour-là, pas d’adieux chaleureux. A peine nommés, les heureux désignés prirent la route, sans aucun contact, ni échange. Ils n’étaient pas partis, ils s’étaient tout simplement enfuis !

Pour ceux qui restaient, le moral était au triple zéro car ils s’étaient bien rendu compte que les partants étaient tous dans une forme suffisamment bonne pour effectuer une longue marche jusqu’aux lignes françaises. A vrai dire, parmi les laissés pour compte, peu en définitive aurait été capable de s’attaquer à une telle épreuve. Hélas, J’étais du nombre, une récente crise de paludisme m’avait mis à plat.

Au KM 10, le village de Fia Khéo ne comportait que quelques maisons. Le CP, le chef de camp et les sentinelles y étaient logés. Aux alentours immédiats se trouvaient d’autres groupes de maisons abritant les prisonniers. Aux heures des repas, nous nous réunissions au village pour percevoir notre éternelle ration de riz, notre menu quotidien.

La tragédie du 15 et 16 août 1951 :

Le 15 août, ayant comme à l’accoutumé somptueusement dîné, je regagnais la maison où je logeais à environ 300 m du village, de l’autre côté de la rizière. J’étais à peine rentré que des avions sont apparus et sont mis soudainement à mitrailler Fia Khéo. D’où j’étais, je les voyais piquer, mitrailler, remonter puis mitrailler à nouveau. Au bout de quelques minutes, ils sont repartis. Je n’ai pas été autorisé à quitter ma maison pour aller aux nouvelles et ce n’est que le lendemain que j’ai pu constater l’étendue des dégâts : une maison brûlait encore, d’autres avaient été éventrées, les victimes étaient surtout des paysans et quelques sentinelles, le CP avait été épargné … dommage !

Nous ne parvenions pas à comprendre les raisons de ce raid meurtrier car il n’y avait aucun objectif militaire dans la région. Ce petit village isolé ne pouvait en aucun cas constituer une cible valable.

Le lendemain, alors que la distribution de riz du soir était à peine commencée, les avions sont revenus, 4 cette fois-ci, soit le double de la veille. Les mitraillages et les bombardements ont alors repris, les avions effectuant plusieurs passages.

Réunis dans la même frayeur, paysans et prisonniers s’étaient rués pour chercher un abri dans la grotte qui surplombait le village. Une bombe était tombée à l’entrée, provoquant un éboulement qui fit beaucoup de victimes. Les avions ont aussi mitraillé les malades logés dans un pagodon de l’autre côté de la route et ceux qui tentaient de s’enfuir à travers les champs de maïs. Ce fut une véritable boucherie. Puis ils sont repartis … nul doute qu’une paire d’heures plus tard, les pilotes et les mitrailleurs, attablés devant un verre à Hanoï, se féliciteraient du travail accompli !!!

Pour nous, prisonniers, c’était le chaos. Plusieurs prisonniers avaient été tués et les blessés se comptaient par dizaines. Ces derniers devaient à peu près tous mourir de leurs blessures, faute du moindre soin. Trente des nôtres venaient de mourir sans que nous ne parvenions à comprendre pourquoi quatre de nos avions s’étaient livrés à un tel massacre sans la moindre raison tactique.

Notre CP, une fois remis de ses émotions, jubilait. Quel bel argument de propagande lui procurait ce bombardement ! Selon lui, nous avions été attaqués parce que le gouvernement français savait désormais que nous n’étions plus d’affreux mercenaires à la solde des Américains mais, au contraire, d’authentiques combattants de la Paix, éveillés désormais au monde socialiste. Argument imparable qui fit l’objet d’un tract virulent dont je possède un exemplaire rarissime.

Les jours suivant furent abominables. Les survivants, réfugiés au-delà de la rizière, abandonnés à eux même, erraient comme assommés par le sort. Les cuisiniers faisaient cuire le riz de la journée très tôt le matin, avant le lever du soleil, nous obligeant à percevoir notre bol de riz du midi et celui du soir en même temps. Il était risqué d’en conserver la moitié jusqu’au soir, de crainte qu’il ne moisisse. Tout manger était la solution mais nous n’avions alors plus rien à manger avant le lendemain matin.

Pour tout arranger, la pluie s’était mise à tomber sans discontinuer. Tout rassemblement étant interdit jusqu’à nouvel ordre, nous étions dispersés dans la nature, abrités plus mal que bien sous des arbres épais ou des rochers. Nous avons ainsi vécu un période épouvantable.

En route vers le camp n° 5 :

Les Viêts, complètement dépassés, ne savaient plus quoi faire. Ils attendaient des instructions qui furent longues à venir. Une bonne semaine après ces tragiques événements, la décision tomba enfin de reprendre la piste. Celle-ci, qui serpentait entre les calcaires, fût un véritable chemin de croix. Aidant au mieux les blessés et les malades, nous marchions le ventre vide, trempés et gelés. De ce fait, la colonne progressait lentement, très lentement. Les sentinelles se montrèrent très compréhensives, raccourcissant aux besoins les étapes. Nous couchions là où nous nous étions arrêtés, sous quelques baraquements souvent délabrés lorsque cela était possible.

Chaque matin, nous faisions le décompte des morts de la nuit. Ces malheureux, après avoir luttés tant et plus, étaient parvenus au bout ultime d’une résistance qu’aucun être humain ne peut dépasser. Pauvres compagnons ayant survécus à tant de misère, ils avaient fini par lâcher la rampe, doucement sans souffrance ! Bien que le spectacle quotidien de la mort nous ait tous endurcis, le départ de chacun d’entre eux fut une épreuve.

Nous avons ainsi marché de longues semaines, d’un village à un autre, un peu comme s’ils voulaient nous déboussoler. Nous sommes finalement arrivés à destination sans que je puisse localiser exactement où nous nous trouvions. Il faut dire que lors de nos différentes étapes, il était difficile de connaitre le nom des villages traversés ; vouloir s’en informer aurait été considéré par nos hôtes comme de l’espionnage.

Ce qui est certain, c’est qu’en octobre, nous étions dans un village du nom de Na Leng. Ce nouvel emplacement, le camp n° 5, ne signifiait pas pour autant la fin de nos maux. D’autres prisonniers, guère en meilleur état, tentaient d’y survivre. Ils avaient connu comme nous des libérations, quelques temps auparavant et étaient aussi démoralisés que nous.

J’eus néanmoins une énorme surprise à l’arrivée au camp n° 5 en y retrouvant mes amis Dubus, Bergerat et Karakach. Je les croyais de retour en France depuis bien longtemps alors qu’ils étaient toujours là : lors du départ du 1er convoi, les Viêts les avaient amenés à proximité des lignes Françaises puis ramenés en arrière. Le 2ème convoi avait bénéficié de la même mise en scène. Quelle cruelle comédie ! Avoir été à deux doigts de la liberté et être encore captif, pourquoi tant de cruauté ?

Au début, pas de travaux à l’horizon et éducation politique en veilleuse. Nous commencions doucement à récupérer, à sortir de la torpeur dans laquelle nous avait plongé les raids incompréhensibles de nos propres avions … Tous nos copains massacrés ensevelis sous quelques centimètres de terre au bas d’un piton !

Petit à petit, nous avons fini par retrouver le rythme que nous connaissions au camp n° 3 : moins de travaux mais formation politique à haute dose par un continuel bourrage de crâne qui faisait désormais partie de notre quotidien, 3h00 du matin, 4h00 de l’après-midi. Les mêmes mots et formules répétés en permanence finissaient par créer une sorte de rejet. Je suis certain qu’un gars qui aurait eu quelques tendances communisantes aurait fini par les rejeter, comme un gars que l’on aurait gavé de sucreries afin de vouloir en faire un futur vendeur de confiseries. Progressivement, nous finissions par nous désintéresser de tout, il fallait marcher, nous marchions, il fallait chanter, nous chantions, il fallait fermer sa gueule, nous nous taisions, il fallait obéir, nous obéissions tels des robots déshumanisés. A cette époque nul ne pensait à l’avenir.

Enfin libre !

C’est de ce village qu’est parti le 18 novembre 1951 le 3ème convoi de libérales. J’en faisais partie, ainsi que Bergerat et Karakach. Malheureusement, Dubus, mon grand ami n’était pas du voyage car les Viêts s’entêtaient à le garder prisonnier. Pourquoi faire du camp, subir les séances d’endoctrinement, si on retenait un libérable ? Au moment de partir, il ne restait d’ailleurs au camp que quelques disciplinaires et moribonds. Lorsque j’ai dû le quitter et que le convoi a pris la route, ce fût pour moi un véritable crève-cœur d’abandonner un compagnon de captivité qui m’était aussi cher, d’autant que j’étais persuadé de ne plus jamais le revoir. J’ai juré mes grands Dieux à ses parents, venus me voir à la citadelle à Hanoï, qu’il s’en sortirait, sans vraiment y croire. Pourtant en juin suivant, il fût libéré et j’eus alors la joie de le retrouver. Comment était-il parvenu à résister aussi longtemps, seul, abandonné de tous ? je lui tire mon chapeau !

Lors des convois précédents, les libérés prenaient directement la route de la liberté. Pour le 3ème convoi, ce fût différent. Nous avons tout d’abord été regroupés avec les libérés d’autres camps pour subir encore plusieurs semaines d’endoctrinement. Alors que nous avions jusqu’à présent échappé à la gale, ce contact avec d’autres prisonniers eut pour conséquence directe de nous contaminés. Nous étions à notre tour tous galeux, quelle joie !

Nous nous sommes mis en route aux alentours du 15 décembre. Au cours de cette longue marche, nous avons aidé et soutenu du mieux que nous pouvions ceux qui avaient du mal à suivre. Malheureusement, nous avons dû abandonner deux copains, incapables de continuer. Il nous était devenu possible de les assister davantage, sans aller au-delà de nos propres forces. Je n’ose penser à ce qu’ils ont dû ressentir, voyant partir le convoi.

La fin de cette maudite année 1951 arrivait et nous n’étions plus désormais bien loin de la fin de notre calvaire. Finis les cheminements nocturnes par crainte des avions, tellement plus pénibles pour nos pieds nus souffrant sur les cailloux, les racines et autres et autres petits obstacles douloureux. Nos uniformes, réduits à l’état de haillons, furent alors remplacés par la tenue des paysans locaux, un pantalon et une veste en toile du plus beau vert.

Dans chacun des villages où nous nous arrêtions pour passer la nuit, nous étions accueillis par un petit comité de femmes qui, manifestement auraient préféré être ailleurs. L’une d’elles prononçait quelques mots qu’aussitôt notre CP traduisait en un long exposé sur ses thèmes favoris.

Nous sommes enfin parvenus en 1952, mettant un terme à cette année noire, cette année tragique que fut 1951.

Le 9 janvier, après un repas vraiment amélioré, notre fidèle CP nous fit ses adieux. C’est tout juste s’il n’avait pas des larmes dans la voix, nous disant combien il était fier de nous, constatant que nous étions désormais devenus d’ardents combattants de la Paix, ayant fait de sa cause la nôtre. Comme nous étions loin de ces mois de lavage de cerveau, notre liberté était toute proche, cela seule comptait

Le 9 au soir, après une journée de repos, nous sommes partis de nuit et en silence afin d’éviter d’éventuelles patrouilles françaises, parcourant ainsi nos derniers kilomètres de prisonniers.

Au petit matin du 10, alors que le ciel commençait à blanchir, nous avons rejoint une petite route macadamisée. Là, le chef des sentinelles qui nous escortaient nous a indiqué la direction du poste français le plus proche, puis tous ont disparu.

Nous avons patiemment attendus que le jour se lève afin de ne pas courir le risque de se faire allumer par une sentinelle un peu trop nerveuse. Quand il fit grand jour, nous nous sommes mis en route et, au détour d’un virage, nous avons aperçu le poste et notre drapeau qui flottait au vent. Soudain, nos 455 jours de captivité n’étaient plus qu’un douloureux souvenir, nous étions libres !

Vous imaginez ce que furent ces instants de liberté retrouvée : accueil chaleureux entre tous, le premier quart de café, même militaire, le premier morceau de pain, la première cigarette … comme tout était merveilleux !

Retour à Hanoï :

Des camions sont vite venus nous récupérer pour nous amener à la citadelle d’Hanoï. Rapidement débarrassés nous fringues pleines de vermines, lavés, décrassés, nous fument soigneusement badigeonnés d’alcool iodée afin de nous débarrasser de notre gale, traitement de cheval particulièrement douloureux aux endroits sensibles mais très efficace. Nous étions des hommes neufs.

De charmantes AFAT sont venus nous distribuer de menus cadeaux, rasoirs, savons, serviettes, brosses à dents et surtout de quoi nous permettre d’envoyer quelques mots à nos familles. Nous eûmes également droit à un solide repas mais limité cependant, 15 mois de disette ayant passablement détraqué nos organes.

Enfin, nous reçûmes quelque argent de nos soldes en retard. A cette occasion, l’administration militaire fit un geste d’une rare élégance : l’argent dédié à notre propre nourriture avait était retenu pendant la captivité, sous prétexte de nourrir les prisonniers viêts. C’était tout simplement révoltant.

Une AFAT que j’avais rencontrée avant mon départ pour le saut fatal, ayant appris que je figurais au nombre des libérés, me fit passer un mot pour que je la retrouve le soir même dans un restaurant près du petit lac.

Bien que nous ayons perçu de nouvelles tenues, mesurant 1m 95, mon pantalon m’arrivait à mi-mollet. Quant aux chaussures, impossible d’en trouver à ma taille. Avant ma captivité, je chaussais déjà un bon 45 et les mois de marche pieds nus m’avaient considérablement élargi le pied. J’étais devenu “inchaussable”. Je me suis donc présenté pieds nus au poste de garde. Au départ, le chef de poste prit assez mal la chose mais après moult négociations, je parvins à le convaincre de me laisser aller jusqu’à un magasin d’articles de sport pas trop éloigné où je dénichai effectivement une paire de baskets, pointure 48.

Mon statut de prisonnier libéré le matin même l’avait vraisemblablement emporté et je pus aller dîner en ville.

Mon nom figurant en tête de liste des prisonniers arrivés à la citadelle, je pus prendre place à bord d’un JU 52 qui, dès le lendemain, me déposait au Centre de repos de Nha Trang.

Il faut avouer que l’armée avait bien fait les choses : des bâtiments face mer, une plage de sable fin même si en janvier, ce n’était pas l’idéal, un logement correct et 5 repas par jour (petit déjeuner, casse-croûte à 10h00, déjeuner, goûter et repas du soir). Par ailleurs, il y avait toujours la possibilité de prendre un cyclo pour aller casser la croute en ville. sur place, j’étais même parvenu à me faire confectionner une paire de chaussures à ma taille chez le maitre bottier.

J’ai vite été rejoint par le gros du convoi et durant un mois nous avons vécu une période de rêve : location de vélos ou de petites motos pour visiter les environs, cinéma, danse au foyer de la Légion … en un mot « la vie de château … pourvu que ça dure ! ». Malheureusement, ça n’a duré qu’un mois, pas un jour de plus. Une place étant disponible dans un DC8 pour Saïgon, me voilà reparti, bien à regret.

Je n’avais séjourné à Saigon que quelques jours en novembre 1948, ville trépidante, colorée bien loin d’Hanoi la provinciale. Mon séjour fut d’assez courte durée car le Pasteur, redescendant d’Haiphong, était attendu.

Retour en France :

J’aurai bien évidemment préféré rentrer en France avec tous mes compagnons d’infortune mais ils étaient toujours à Nha Trang. Je rentrai donc en solitaire.

Le 9 mars 1952, au petit matin, je débarquais à Marseille… Un débarquement presque clandestin, au son d’une musique militaire anémique, avec pour tout réconfort une distribution de café froid et de croissants rassis. Transporté en camion vers le camp Sainte Marthe pour y effectuer mes formalités administratives, à 20 heures j’étais à la gare St Charles pour prendre le train de nuit.

Arrivé tôt le matin en gare de Lyon, je redécouvrais Paris le 10 mars. Je prenais un taxi qui me déposait d’où j’étais parti pour courir l’aventure 4 ans plus tôt.

Pendant ma permission de 4 mois, j’étais allé à St Brieuc où le 6ème bataillon de parachutistes coloniaux (BPC) était en instance de départ pour l’Indochine. J’avais été reçu par le chef de corps, le Commandant Bigeard, qui avait commandé le GC 2 du 3ème BCCP et au sein duquel j’avais servi de février 1948 jusqu’à son anéantissement sur la RC4 le 9 octobre 1950. Il se faisait fort de me récupérer dès mon réengagement.

Songeant sérieusement à rempiler, je me suis donc présenté au bureau de recrutement 71, rue Saint Dominique où je m’étais engagé en février 1948. On me répondit qu’étant un ancien prisonnier, je ne pouvais pas retourner en Indochine.

J’appris par la suite que c’était faux car plusieurs de mes copains, dans la même situation que moi, étaient repartis. Ainsi, l’un de mes camarades de captivité, un nommé Larquois, avait été capturé une seconde fois après Dien Bien Phu. Ayant repéré un ancien CP, inutile de dire qu’il n’avait pas donné son nom et qu’il se faisait tout. Il est vrai qu’avec mon mètre 95, il m’aurait sans doute été difficile de passer inaperçu !!!

N’en sachant rien alors et n’ayant aucune envie de me retrouver en AOF, en AEF, à Madagascar ou bien encore en Allemagne avec les forces d’occupation, je préférais renoncer et j’ai ainsi quitté définitivement l’armée, en conservant le meilleur souvenir malgré le douloureux épisode de la captivité.

J’avais 23 ans et mille souvenirs de cette vie passée, désormais terminée. Je devais maintenant me réhabituer à la vie civile et me construire un avenir. Cela ne fut pas évident car pour trouver un emploi, il eut mieux valu que j’avise mes employeurs en puissance que j’étais un repris de justice plutôt qu’un ancien d’Indochine. Automatiquement, un entretien d’embauche bien commencé prenait fin sur la promesse d’un prochain courrier qui aurait été négatif si on s’était donné la peine de l’envoyer.

Je parvins néanmoins à trouver un emploi grâce à la recommandation de la mère d’un officier prisonnier.

Les déserteurs étaient nombreux, là-bas, on les appelait des ralliés, quelques-uns devinrent des combattants et nous avons parfois eu affaire à eux, les autres végétaient sans guère de considération.

Mariés et ayant fondé famille, ils furent également expulsés, les Allemands rapatriés, les Français ne furent guère poursuivis. Imaginez-vous que lorsqu’une loi attribua aux anciens prisonniers une pension d’invalidité en fonction de leur état de santé, certains d’entre eux osèrent se présenter pour en bénéficier, il faut le faire, ils furent évidemment déboutés.

En dépit de tout cela, bien que ces années passées sous l’uniforme aient été parfois tragiques et que le recul du temps embellit souvent les situations douloureuses, j’ai la certitude que si c’était à refaire, je repartirai avec le même enthousiasme et la même foi.

Robert Schuermans aujourd’hui
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