Expérimentation des techniques d’influence et de manipulation par les Chinois sur les prisonniers américains pendant la guerre de Corée

  • par Philippe CHASSERAIUD, vice-président ANAPI île de France

Officier d’active, j’ai été amené, dans le cadre de l’Enseignement Militaire Supérieur Scientifique et Technique, à effectuer une scolarité en psychologie me conduisant à l’obtention d’un master et d’un titre de psychologue. Si mon passé à la Légion étrangère m’a très logiquement conduit à me spécialiser en psychologie interculturelle, mon cursus a également été fortement marqué par le champ de la psychologie sociale, dédié aux techniques d’influence et aux postures de manipulation.

Ce champ spécifique a notamment été exploré par le chercheur américain Robert Cialdini qui, dans son ouvrage Influence et manipulation : Comprendre et maîtriser les mécanismes et les techniques de persuasion, paru en 1984, révèle les contours d’une vaste opération d’influence et de manipulation conduite par les Chinois pendant la guerre de Corée sur les prisonniers américains.

Eléments de contexte :
Le 27 juillet 1953, la Corée du Nord et la Chine concluent un armistice avec les Nations Unies. Mettant fin aux combats entre les deux Corées, ces accords, à défaut de mettre un terme officiel à la guerre, initient néanmoins le processus de libération des prisonniers, dont 3600 Américains.
A leur retour, les prisonniers sont longuement interrogés par une équipe de neuropsychiatres, conduite par le Dr. Henry Segal. Les conclusions de ces entretiens mettent en évidence trois points spécifiques :
– beaucoup d’entre eux ont été internés dans des camps dirigés par des Chinois ;
– le comportement des Chinois avec leurs prisonniers sont bien différents de ceux de leurs alliés nord-coréens qui recourent facilement aux brutalités et aux sévices pour briser les volontés ;
– presque tous les prisonniers semblent avoir collaboré avec l’ennemi d’une façon ou d’une autre.
Bien que ces soldats aient été préalablement sensibilisés à ne révéler, en cas de capture, que leur nom, grade et numéro de matricule, qu’a-t-il donc pu se passer pour que les Chinois réussissent à pousser certains d’entre eux à se dénoncer les uns les autres, alors qu’un tel comportement n’avait pas été observé pendant la seconde Guerre mondiale ?
En dehors de violences physiques, comment les Chinois pouvaient-ils espérer amener les prisonniers à communiquer des informations d’ordre militaire, à dénoncer leurs camarades, ou à renier publiquement leur pays ? La réponse est simple : petit à petit !
Dans l’ouvrage précité, Cialdini indique en préambule que si la capacité de réflexion d’un être humain lui permet généralement d’engager l’action la mieux appropriée en analysant les informations de son environnement, cette capacité se trouve parfois « parasitée » par des facteurs extérieurs. Dans ce cas précis, le sujet est alors amené à emprunter des raccourcis cognitifs où seule une infime partie des informations sera alors prise en compte.
Ce chercheur soutient ainsi qu’un « expert en manipulation » est en mesure de recréer ces conditions de parasitage où la « victime » sera alors habilement orientée dans son choix, l’amenant à modifier son comportement, sans même avoir conscience de se faire manipuler, tout au plus se sentant portée par les évènements. On parle ici de « soumission librement consentie ».
Parmi les principes fondamentaux de persuasion identifiés par Cialdini, ceux mis en pratique à grande échelle par les Chinois s’appuie sur la théorie de « l’Engagement-cohérence ».
On notera au passage que les Chinois auront su en opérationnaliser les différents mécanismes, bien avant qu’ils ne soient conceptualisés par les chercheurs occidentaux en psychologie sociale.

Théorie de l’Engagement-cohérence… De quoi s’agit-il ?
Le principe de base de l’Engagement-cohérence est qu’un individu infère ce qu’il est à partir de ses actes. Dès lors, par souci de cohérence cognitive, l’individu aura tendance à se conformer à l’engagement pris initialement.
Pour ce faire, il convient d’amener le sujet à souscrire un engagement, aussi minime soit-il, et à faire en sorte qu’il le manifeste, si possible, en acte. Dès lors, sollicité à nouveau, le sujet aura de grandes chances de se comporter comme il l’avait fait initialement même si les éléments de son environnement ont changé.
En résumé, dès que nous avons pris position ou opté pour une certaine attitude, nous nous trouvons soumis à des pressions intérieures et extérieures qui nous incitent à agir dans la ligne de notre position initiale, de façon à justifier nos décisions antérieures.
Ces mécanismes, « engagement » puis « cohérence », ont été illustrés à maintes reprises dans les années 60 et 70, notamment au travers de l’expérience de Moriarty (1975) montrant l’effet de gel d’une prise de décision, venant renforcer le lien entre l’individu et son comportement.
Le désir de cohérence puise sa motivation dans le fait qu’elle est valorisée. L’inconséquence est généralement considérée comme un défaut. L’homme qui se laisse facilement influencer est un faible, incapable de se tenir à une décision. Quelqu’un dont les opinions, les paroles et les actes ne concordent pas peut être considéré comme incohérent, hypocrite, ou même déséquilibré. Au contraire, une cohérence sans faille va souvent de pair avec l’intelligence et la force de caractère. C’est la cohérence qui fonde la logique, la rationalité, la stabilité et l’honnêteté.

Il convient ici d’insister sur un point important : une technique d’influence ou une posture de manipulation ne garantit pas à 100% de parvenir à ses fins, mais simplement d’augmenter la probabilité d’y arriver. Il est donc nécessaire de cibler un échantillon le plus large possible afin d’obtenir un résultat, aussi minime soit-il.

Mise en pratique de la théorie l’Engagement-cohérence par les Chinois sur leurs prisonniers :
Objectifs visés par les Chinois :
L’objectif premier des Chinois n’était pas d’arracher des renseignements à leurs prisonniers. Ces derniers voulaient avant tout les endoctriner en transformant leurs façons de se considérer, de considérer leur système politique (capitalisme vs communisme) et d’interpréter le rôle joué par leur pays dans la guerre.
Pour les Chinois, la seule véritable et première difficulté était de pouvoir s’assurer d’une collaboration initiale, aussi infime soit-elle, pour que puisse s’engager l’engrenage psychologique de la première étape. Une fois engagée, celle-ci permettait d’opérer une pression progressive de l’engagement et de la cohérence, visant à obtenir, pas à pas, la soumission des prisonniers. On parle ici de processus progressif de la transgression.
En outre, pour que cette technique fonctionne, il était impératif de respecter scrupuleusement deux postulats :
– bannir toute violence, jusqu’à en éviter le principe même de son apparence. Ce comportement permettait non seulement de masquer subtilement le processus d’effraction psychologique dont était victime le prisonnier, mais également de créer un climat favorable à une soumission dite librement consentie,
– entretenir l’illusion du libre arbitre, où à chaque étape du processus, le sujet ayant l’illusion du choix, effectuait librement et consciemment un pas l’impliquant davantage dans l’étape suivante, sans possibilité de marche arrière. Pour se donner une idée du processus engagé, la meilleure illustration est sans doute d’imaginer un individu, ayant pris lui-même la décision de descendre à l’intérieur d’un immense entonnoir. Dès lors, en freinant de ses mains et de ses pieds le long de la paroi, il conserve le sentiment de pouvoir maitriser sa descente vers le bas, pourtant inexorable. Sa seule issue est alors de se laisser porter par la paroi de l’entonnoir.

Mode opératoire :
Comme indiqué précédemment, il était primordial qu’une première sollicitation soit acceptée. Elle ne devait donc pas d’emblée être trop impliquante pour ne pas tirer à conséquence et rebuter le prisonnier mais surtout être obtenue sans contrainte, afin d’initier le processus.
– phase 1 : le prisonnier était sollicité pour faire une déclaration légèrement pro-communiste ou légèrement anti-américaine. Pour ce faire, il lui suffisait de réagir à des affirmations du type « Dans un pays communiste, il n’y a pas de problème de chômage » ou « Tout n’est pas parfait aux États-Unis ». Dès lors qu’un prisonnier en venait à reconnaitre que tout n’était pas parfait aux États-Unis, ce dernier se voyait alors demander de préciser les choses qui n’allaient pas aux États-Unis.
– phase 2 : le prisonnier était prié de mettre par écrit sommairement tout ou partie de ses déclarations précédentes puis d’écrire la liste de ces « problèmes » et de la signer.
– phase 3 : le prisonnier était prié de lire cette liste au cours d’une réunion avec les autres prisonniers. Sa lecture étant ponctuée par son geôlier de « C’est bien ce que vous pensez, n’est-ce pas ? »
– phase 4 : le prisonnier était prié d’exposer par écrit et en détail tous les problèmes qu’il avait reconnus précédemment.
– phase 5 : Les Chinois pouvaient alors utiliser son nom et son texte dans le cadre d’une opération de propagande, non seulement dans le camp, mais aussi dans d’autres camps de prisonniers de Corée du nord, devant les troupes américaines de Corée du Sud.
De fil en aiguille, le prisonnier se retrouvait bien malgré lui impliqué dans la propagande de l’ennemi. Sachant qu’il n’avait pas écrit ce texte sous la contrainte, le prisonnier se voyait bien souvent sous un nouveau jour, concordant avec ses actes et avec l’étiquette de « collaborateur » qu’on venait de lui apposer. Il finissait ainsi très souvent, petit à petit, par collaborer activement.
Il convient ici de souligner l’importance de deux amplificateurs incontournables que sont « l’acte magique » (déclaration écrite et signée) et « l’œil public » (engagement public = engagement durable) :
En tant que procédé d’engagement, une déclaration écrite constituait une preuve matérielle et irréversible (contrairement à une déclaration verbale). Les Chinois étaient si désireux d’obtenir une déclaration écrite que si un prisonnier ne voulait pas écrire de lui-même la réponse désirée, il pouvait recopier celle du mémorandum établi par ses camarades, ce qui pouvait alors apparaitre à ses yeux comme une concession assez raisonnable. Cette déclaration écrite, une fois signée, venait enraciner l’engagement en lui-même. Preuve d’un acte irréversible, elle conduisait le signataire à mettre dorénavant ses opinions et sa personnalité en accord avec l’acte qu’il avait indéniablement commis.
L’autre avantage de la déclaration écrite était de pouvoir servir de « vecteur de conversion » auprès d’autres personnes. Cela ne pouvait néanmoins fonctionner que si ces dernières avaient la certitude que l’auteur avait écrit et signé sa déclaration de son plein gré.
L’œil public, quant à lui, inscrivait l’engagement dans la durée : les engagements rendus publics sont des engagements plus durables. Les Chinois faisaient donc en sorte que les déclarations de leurs prisonniers, notamment pro-communistes, soient connues de leurs camarades.
A ce stade, le processus de collaboration pouvait même se cristalliser en réaction à l’attitude des autres prisonniers ayant décidé de ne pas collaborer. Ces derniers, en renvoyant au « collaborateur » une image négative de ses actes, susceptible d’engendrer alors un sentiment de culpabilité, vont créer chez lui une situation de dissonance cognitive (absence de cohérence entre les actes réalisés et l’image qui lui en est renvoyée). Pour réguler cette situation, un processus mental va se mettre en œuvre chez le collaborateur l’amenant à trouver une justification à ses actes. A un degré moindre, le même processus mental se met en œuvre lorsqu’un commercial réussit à vous vendre un article dont vous n’avez pas besoin. Vous ressentez alors une petite boule au fond du ventre (la dissonance cognitive) que votre cerveau va s’évertuer à faire disparaitre le plus vite possible en vous envoyant des messages justifiant l’utilité de cet article et le bien fondé de cet achat.
Une autre méthode consistait pour les Chinois à organiser des concours de textes politiques au sein du camp. A cette occasion, les prix offerts devaient invariablement être dérisoires (un fruit, une ou deux cigarettes) pour ne pas constituer une raison purement incitative mais suffisamment rares pour susciter la participation. Si en règle générale, le prix était remporté par le texte le plus nettement pro-communiste, il arrivait de temps à autres qu’un texte soutenant de façon générale les Etats-Unis, tout en faisant des concessions à la Chine, remporte le prix. Cette stratégie fut payante dans la mesure où les prisonniers continuèrent à participer volontairement au concours, voyant qu’on pouvait gagner avec un texte défendant la position de leur pays. Néanmoins, sans même s’en rendre compte, les prisonniers commencèrent à « gauchir » légèrement leurs textes pour les rendre un peu plus favorables au communisme, afin d’accroître leurs chances de gagner. A partir de textes écrits volontairement, les Chinois disposaient alors d’un support idéal susceptible de favoriser conversion et collaboration.
Enfin, une autre méthode fut utilisée par les Chinois au travers du courrier des prisonniers. Cette méthode consistait à faire savoir que seules certaines lettres arrivaient à franchir le barrage de la censure. Afin d’avoir l’assurance que leurs lettres parviennent bien à leur famille et donner ainsi de leurs nouvelles, certains prisonniers commencèrent à y inclure des appels à la paix, des louanges sur leurs conditions de vie et des déclarations favorables au communisme. Ils misaient sur le fait que les Chinois voudraient que ces lettres soient lues, et donc, les laisseraient passer. Cette situation offrait aux Chinois le bénéfice d’une propagande inespérée pro-communiste, d’autant plus crédible qu’elle émanait de soldats américains. Bien que la rédaction initiale de ces lettres n’ait pas été sans arrière-pensée, elle constituait néanmoins la marque d’un soutien public à la cause chinoise sans qu’aucune coercition directe ne se soit exercée sur les rédacteurs.

Conclusion :
Les prisonniers américains aux mains des Chinois pendant la guerre de Corée furent l’objet d’une vaste expérimentation des mécanismes d’influence et de manipulation, s’appuyant sur les techniques de l’Engagement-cohérence.
Le but initial des Chinois n’était pas prioritairement l’obtention de renseignements militaires tactiques, mais la modification, au moins pour un temps, du mental de leurs prisonniers.
Il s’avère que ces derniers, pour une majorité d’entre eux, collaborèrent, d’une façon ou d’une autre, par des actes qui leur semblaient sur le moment sans conséquence.
Selon le Dr. Henry Segal, responsable de l’équipe de neuropsychiatres qui examina les prisonniers américains à leur retour, les techniques employées furent couronnées de succès, en termes de « désertion, déloyauté, démoralisation, retournement d’attitude et d’opinion, atteinte à la discipline et à l’esprit de corps ».
Un point particulièrement important mérite d’être souligné : la persistance de l’endoctrinement des prisonniers, même une fois la guerre terminée. Le rapport révèle ainsi que l’opinion des prisonniers concernant cette guerre s’était notablement transformée. Une majorité était convaincue que les États-Unis avaient utilisé l’arme bactériologique, comme le prétendaient les Chinois. En outre, beaucoup d’entre eux pensaient que leur pays avait été l’agresseur, responsable du déclenchement de la guerre.
Les Chinois avaient également réussi à ébranler leurs convictions politiques. Si beaucoup d’entre eux persistaient à exprimer leur antipathie vis à vis des communistes chinois, ils estimaient en même temps que ces derniers avaient fait du bon travail en Chine et que si le communisme ne pouvait fonctionner en Amérique, il était une bonne chose pour l’Asie.
Le succès de cette vaste opération de manipulation sur les prisonniers américains est très vraisemblablement à l’origine de la volonté du Viêt-Minh de tenter, à son tour, de « rentabiliser » à partir de 1951 son dispositif carcéral. Le prisonnier n’est plus dès lors un fardeau mais un potentiel outil de propagande !
L’affluence de contingents plus ou moins nombreux de prisonniers du CEFEO, à la suite du désastre de la RC4 puis de la chute de Dien Bien Phu va ainsi lui en fournir l’occasion. L’objectif du Viet-Minh est de re-construire un homme nouveau, progressiste, transformé en combattant de la paix et porteur du virus communiste, en veillant tout particulièrement, pour les prisonniers d’origine maghrébine et africaine, à leur transmettre celui de la décolonisation qu’ils propageront à leur tour une fois rentrés chez eux.
Du fait des violences exercées sous de nombreuses formes, comparables à une véritable “terreur psychique”, le Viêt-Minh ne parviendra pas à obtenir les mêmes résultats spectaculaires que ceux obtenus par les Chinois en Corée. Apprenti sorcier, le Viêt-Minh avait tout simplement oublié la sacro-sainte règle de non-violence pour que puisse être mis en œuvre avec succès le principe d’une soumission librement consentie. Au final, de cette tragédie moderne, il ne restera qu’un effroyable bilan humain, conduisant plus de 70 % des prisonniers à la mort et la plupart des rescapés à vivre ad vitam aeternam dans les cercles d’un enfer ici-bas.

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