Procédés de rééducation psychologique et d’effractions mentales expérimentés par le Viêt-Minh sur les prisonniers du Corps Expéditionnaire Français en Extrême-Orient (CEFEO)

Par le LCL (er) Philippe CHASSERAIUD, vice-président ANAPI île de France.

Avertissement :

Cet article n’a pas la prétention de dresser un descriptif exhaustif des techniques mises en œuvre par le Viêt-minh, ces dernières pouvant varier d’un camp à l’autre, laissées à la libre appréciation d’un commissaire politique jouant à l’apprenti sorcier. Contrairement aux Chinois qui obtinrent des résultats insoupçonnés en Corée avec les prisonniers américains, la seule “réussite” du Viêt-Minh fut avant tout une effroyable tragédie humaine, continuant à poursuivre les rescapés une fois libérés.

Cet article s’appuie sur une synthèse de notes de lectures et d’entretiens menés auprès des rares survivants.

Introduction :

Dans son ouvrage Petite philosophie du joueur d’échecs, René Alladaye livre une intéressante comparaison entre deux jeux, les échecs et son “cousin” chinois, le go.

Si une partie d’échecs vise une élimination graduelle des pièces de l’adversaire, celle du go, par l’ajout successif de pierres sur un plateau, vise à son étouffement progressif. L’encerclement des pions adverses (qui deviennent alors prisonniers) conduit à la construction de “nouveaux territoires” et contraint ainsi l’adversaire à se soumettre.

La mécanique et la philosophie du go reflètent, sous bien des aspects, l’esprit tactique de la guerre telle que l’envisage les orientaux, illustré notamment par Sun Tzu dans son manuel, bien connu, L’art de la guerre : ce nest pas la destruction brutale de l’ennemi qui est recherchée mais sa lente et progressive déstructuration.

Celle-ci permettant par la suite, après l’avoir soumis, de le faire basculer de son côté.

A partir de ce constat culturel, il nest donc pas étonnant que l’idéologie marxiste-léniniste ait trouvé un terrain particulièrement fertile en Asie où tout individu, en contradiction avec la dialectique révolutionnaire, doit être impérativement converti ou supprimé, puisque inutile ou nocif pour le progrès socialiste des masses.

La mise en uvre pratique de cette dialectique trouve l’une de ses expressions pendant la guerre de Corée où les communistes chinois lance une vaste expérimentation de manipulation mentale sur les prisonniers de guerre américains.

L’objectif des Chinois nest pas de leur arracher des renseignements mais prioritairement de chercher à les endoctriner en transformant leurs façons de se considérer, de reconsidérer leur système politique (capitalisme vs communisme) et le rôle joué par leur pays dans la guerre… ce que les Chinois parviendront à faire la plupart du temps.

A leur tour, les prisonniers du Corps Expéditionnaire Français en Extrême-Orient (C.E.F.E.O) ne tardent pas à en faire la tragique expérience.

Celle-ci, dans sa version vietnamienne, porte le nom très officiel de « Politique de clémence du Président Ho Chi-Minh à l’égard des prisonniers de guerre ».

Son projet “pédagogique” est simple : faire de chaque prisonnier un « combattant de la paix », un homme nouveau débarrassé de son enveloppe impérialiste et colonialiste qui, une fois libéré, va répandre la “bonne parole” révolutionnaire et communiste en France mais également dans tout l’empire colonial français.

I Problématique carcérale du prisonnier militaire en Indochine

11- La prise en compte du statut de prisonnier par le Viêt-Minh : de l’improvisation à l’organisation :

Si la France, d’emblée, organise juridiquement l’internement de ses prisonniers en s’appuyant sur le respect des conventions en vigueur, le Viêt-Minh, quant à lui, va attendre l’année 1951 pour se décider à élaborer un vague statut qui, non seulement ne reconnait pas la convention de Genève, mais refuse également les auspices de la Croix rouge qu’il considère comme une structure d’espionnage impérialiste !

Considérés dans un premier temps comme une charge encombrante pour une armée révolutionnaire en nomadisation permanente, l’afflux important de prisonniers à partir d’octobre 1950, notamment après le désastre de la RC4 et jusqu’à la chute du camp de Dien Bien Phu, va constituer pour le Viêt-Minh un vivier conséquent et particulièrement riche en termes de phénotypes (métropolitains, légionnaires, africains, maghrébins et asiatiques) pour conduire son expérimentation psychologique.

Dans sa thèse d’université, Les prisonniers français dans les camps du Viêt-Minh, Robert Bonnafous présente l’extrait d’un intéressant document viêt-Minh daté du 26 janvier 1952.

Il s’agit d’une instruction concernant l’organisation des camps de prisonniers de guerre, qualifiés sans détour de « camps de rééducation ». La suite du document fixe les grandes lignes du dispositif carcéral viêt-Minh :

« Bientôt par suite du développement de la guerre, le nombre de prisonniers augmente et cette question devient plus compliquée. Nous devons en conséquence avoir une organisation plus parfaite.

Notre comportement à l’égard des prisonniers doit être :
– les bien traiter (bien traiter ne veut pas dire favoriser),
– les éduquer politiquement pour les convertir, pour leur faire comprendre les ruses de l’ennemi, pour leur faire connaître ceux qui sont leurs amis et ceux qui sont leurs ennemis, leur faire comprendre l’organisation de notre résistance, les aider à vérifier leurs fautes et leurs crimes, comprendre leurs devoirs quand ils bénéficient de mesures de clémence.

Ces prisonniers doivent devenir des documents vivants de propagande parmi la population et dans les rangs ennemis.

Après que ces prisonniers ont été convertis, nous les autoriserons à rentrer chez eux Ceux qui désirent s’engager dans les rangs des guérilleros, dans les troupes régionales ou dans les unités de principales forces, seront autorisés à rejoindre ces formations

Les cadres politiques responsables devront avoir un programme minimum d’éducation qui comprendra les points suivants :

– bien connaître les origines des classes et la situation sociale du soldat des troupes rebelles,

– qui sont les amis, qui sont les ennemis, pour qui ?

– contre qui et pour qui les troupes rebelles ont-elles lutté ?

– comment les troupes rebelles ont été exploitées et opprimées ?

– quels sont les défauts et les fautes commises par les troupes rebelles ?

– devant qui les troupes rebelles sont-elles responsables ?

– de qui les troupes rebelles reçoivent-elles les mesures de clémence ? (Expliquer la lettre du Président Ho),

– notre résistance remportera sûrement la victoire,

– devoir dun citoyen à l’égard de la résistance,

– devoir des hommes des troupes rebelles lorsqu’ils bénéficient de mesure de clémence.

Il faut savoir répartir le temps d’activité et suivre de prés les agissements et réflexions de chaque prisonnier de guerre ».

Si l’action des chefs de camp et le zèle des commissaires politiques ont été variables, notamment en raison dune culture marxiste-léniniste parfois superficielle, le message officiel de la « politique de clémence du Président Ho Chi Minh » peut se résumer en quatre points :

– le peuple vietnamien accorde aux prisonniers la vie sauve au moment de leur capture,

– ils seront bien traités au cours de leur captivité,

– ils bénéficieront dune rééducation politique,

– ils pourront être libérés par anticipation.

12- La prise en compte administrative des disparus et des prisonniers par la France :

Pour bien cerner l’état d’esprit et la psychologie du prisonnier du C.E.F.E.O, il convient d’apporter quelques précisions sur les conséquences administratives d’une telle situation, notamment pour les familles :

Dans un contexte où la Croix Rouge na pas accès aux camps de prisonniers et où l’échange de courrier est inexistant, il est particulièrement difficile de savoir si un soldat disparu est, en définitive, mort ou prisonnier.

Au-delà d’une élémentaire comptabilité administrative, cette distinction présente pour les familles, des implications tant affectives que matérielles.

Si l’aspect affectif d’une telle situation est aisément imaginable, fait de peurs et de doutes mais aussi d’espoir, s’ajoute pour les familles un volet comptable et financier quelque peu sordide.

En effet, lorsqu’un soldat est porté disparu, les ayant droits ne perçoivent qu’un montant réduit correspondant environ à 1/5ème de la solde.

Dès lors que létat de prisonnier est reconnu, l’intégralité de la solde est à nouveau versée.

Les moyens d”officialiser” cet état étaient donc limités aux témoignages éventuels des survivants du combat au cours duquel l’intéressé avait été fait prisonnier, aux témoignages des quelques libérés des camps de prisonniers, enfin à l’apposition de sa signature au bas dun tract ou dun manifeste en faveur du Viêt-Minh, attestant ainsi de sa captivité mais aussi de sa survie !

Ie Mode opératoire du Viêt-minh dans les différentes étapes de la « mise à plat »

Le processus psychologique de rééducation mis en uvre par le Viêt-Minh repose sur un double principe de déconstruction-reconstruction avec comme ressort la possibilité dune libération anticipée. Pour décrire cette hallucinante entreprise, l’expression « mise à plat » a souvent été employée et semble particulièrement appropriée.

Empruntée au langage des couturières, la mise à plat consistait, dans les familles modestes, à démonter le costume ou le pardessus d’un père ou d’un grand-père pour y tailler un nouveau vêtement pour un enfant.

Pour ce faire, avant de tailler, la couturière devait « mettre à plat » le premier vêtement en le décousant puis en le repassant.

21- Déconstruction physique :

Préalablement à sa déconstruction psychologique, le prisonnier va être soumis à une lente et inexorable déconstruction physique, facilitant grandement l’effraction psychologique dont il va être le jouet.

Indépendamment des blessures qu’ils peuvent parfois présenter en arrivant dans un camp, les prisonniers sont épuisés physiquement par les combats qu’ils viennent de vivre ou l’exfiltration précédant sa capture.

A cela s’ajoute un acheminement à pied des prisonniers particulièrement exténuant.

Le cas des prisonniers capturés à Dien Bien Phu est à ce titre édifiant : une longue marche exténuante de 700 km pendant pratiquement un mois, occasionnant la mort d’un grand nombre de prisonniers en chemin, amenant les survivants à un état de délabrement physique extrême.

En dépit de l’absence d’espace clos, de barbelés ou de miradors, l’environnement carcéral que trouvent sur place les prisonniers est particulièrement propice à une accélération de leur délabrement physique.

Après avoir un temps été insérés dans les villages, les prisonniers sont par la suite regroupés dans des camps, disséminés dans la haute forêt à l’écart de toute localité.

Les baraquements construits par les prisonniers eux-mêmes sont des paillotes sans porte, ni fenêtre. Si chaque prisonnier peut séloigner à sa guise, avec le sentiment dune relative liberté, il constate très rapidement que la forêt environnante est inhospitalière et que les pistes sont rares et particulièrement contrôlées.

Chaque déplacement suspect est immédiatement transmis au Viêt-Minh par une population qui collabore, soit par crainte, soit pour les primes versées à chaque prisonnier intercepté.

Cette apparente liberté d’aller est d’ailleurs vite cadrée puisque à son arrivée, chaque prisonnier est averti que l’évasion nest pas un devoir mais un crime et une honte car on ose ainsi déserter le camp progressiste du socialisme !

L’arrivée de nouveaux contingents de prisonniers entraîne la création dun nouveau camp à plusieurs jours de marche du précédent. Ce sont généralement les prisonniers les plus anciens qui sont chargés de cette réalisation.

Les camps peuvent également être appelés à se déplacer au gré des saisons ou des lubies des chefs de camp, prétextant des raisons sécuritaires, l’aviation française frappant indistinctement, selon la propagande Viêt-Minh, les colonnes de bodoïs comme celles de prisonniers.

L’alimentation est essentiellement composée de riz, accompagné parfois de légumes, très rarement de viande (à l’occasion de certaines fêtes).

Les rations délivrées, à peine suffisantes pour les Asiatiques et les Africains, sont inadaptées pour les Européens et les Nord-Africains. Cette alimentation déséquilibrée et inadaptée, appliquée à des hommes déjà épuisés par de longues marches, souvent malades, voire blessés, entraîne une fragilisation aux maladies tropicales de toutes sortes et un affaiblissement général.

Certains prisonniers, véritables cadavres ambulants, auront perdu la moitié de leur poids !

Aux endémies, bien connues sous ces climats tropicaux, s’ajoute un suivi sanitaire inopérant (quand il nest pas inexistant) fautes de médicaments et de personnels qualifiés : Les colis parachutés (vivres et médicaments), considérés comme prise de guerre, sont réservés, en priorité, aux combattants du Viêt-Minh, quant aux médecins militaires, peu nombreux, ils sont rétrogradés au rang de simple prisonniers, suppléants d’infirmiers Viêt-Minh aux prescriptions fantaisistes.

Appliqués à des organismes particulièrement affaiblis, ce processus de rééducation conduira le plus souvent les prisonniers dans l’antichambre de la mort car on meurt, on meurt même beaucoup dans les camps de prisonniers du Viêt-Minh !

Dans son livre J’ai survécu à l’enfer des camps du Viêt-Minh, Amédée Thévenet témoigne dun taux de mortalité sans précédent de 69 %, allant jusqu’à 72 % pour les prisonniers de Dien Bien Phu (après seulement quatre mois de captivité !).

Si rien ne permet de prouver que cette extermination sans précédant a été délibérée et résulte d’une pénurie sanitaire et alimentaire sciemment organisée, on peut toutefois s’interroger sur le détournement systématique des parachutages de vivres et de médicaments à proximité des camps par le Viêt-Minh, tout comme l’interdiction faite à la Croix rouge d’apporter son soutien aux prisonniers du CEFEO ?

En revanche, il est certain, que la “conversion” psychologique d’un homme physiquement affaibli, ayant perdu une grande partie de ses moyens d’autodéfense, soit plus simple à obtenir. S’infantilisant progressivement, il devient ainsi plus perméable aux réflexes conditionnés qu’un homme en bonne santé.

22- Déconstruction psychologique :

Au délabrement physique s’ajoute la coupure totale avec le monde extérieur. Outre le fait qu’il n’a aucune information sur la situation politique internationale (accords de Genève, processus de libération, …), le prisonnier n’a également aucun secours moral et aucun lien avec sa famille.

La mise en condition psychologique du prisonnier est alors rythmée par d’innombrables pressions mentales, instaurant une véritable terreur psychologique.

Pour ce faire, le Viêt-Minh fait voler en éclat le cadre régissant son ancienne vie en supprimant les grades et la hiérarchie, les règlements et la discipline militaire.

Dans la plupart des cas, officiers, sous-officiers et militaires du rang sont séparés ou mixés au sein de groupes hétéroclites.

L’objectif est ensuite d’isoler l’individu dans la terreur. Pour ce faire, le Viêt-Minh n’instaure dans un premier temps aucune règle de vie stricte et définitive, aucun règlement préétabli mais une série de normes fantaisistes qui apparaissent et disparaissent avec le temps.

L’arbitraire régnant ainsi en maître, l’appréhension du châtiment devant une menace non déclarée et non précisée, mais souvent évoquée, provoque une crainte de l’inconnu et de l’imprévisible.

Cette crainte omniprésente est marquée tout d’abord par la peur de tomber malade, état qui conduit généralement à la mort selon un processus classique : paludisme, inappétence, dénutrition, carence, béribéri, dysenterie. L’appel du matin, qui ne dénombre pas les vivants mais les morts, est là pour le rappeler quotidiennement.

De ce fait, la peur de la délation, entrainant punitions et corvées qui augmentent l’affaiblissement physique, devient obsédante et contagieuse.

Elle vient s’associer à sa propre peur de faillir et de trahir à son tour ses camarades en jouant le jeu du Viêt-Minh qui a su faire miroiter la perspective dune libération anticipée, seule issue pour éviter une mort inéluctable.

A partir de ce prisonnier affaibli physiquement et désorienté, le Viêt-Minh entend bien obtenir son engagement volontaire pour « le camp de la Paix » au travers de diverses campagnes de rééducation thématique.

23- Reconstruction psychologique :

Le stade de déconstruction physique et psychologique étant atteints et entretenus, une phase de « conversion » psychologique va être initiée au travers d’un programme de « campagnes éducatives ».

Préalablement au lancement de ce programme, le Viêt-Minh, après avoir supprimé l’ancienne hiérarchie militaire, prend soin d’en établir une nouvelle.

Les prisonniers sont tout d’abord « reclassés » en groupes restreints et mixtes, sans distinction de grade, d’âge ou d’origine ethnique.

Le groupe désigne ensuite lui-même un moniteur, chargé d’encadrer le groupe, qui devient consciemment ou inconsciemment un meneur … mais aussi un indicateur.

La désignation de ce dernier est donc bien souvent influencée par le chef de camp.

Une campagne, dont le thème général est laissé à l’initiative du chef de camp, est dune durée variable dans le temps (hebdomadaire ou mensuelle).

Elle est l’occasion de discussions quotidiennes et d’analyses minutieuses où chaque argument est discuté et inlassablement réévalué.

L’aboutissement du processus est une prise de décision et une manière d’agir, arrêtées par le groupe, synthétisées par un slogan qui anesthésie toute volonté de penser.

L’objectif annoncé du Viêt-Minh nest pas de transformer les prisonniers en de fervents militants communistes mais de les aider à s’arracher de leurs erreurs et de leur obscurantisme dans lesquels l’impérialisme, le colonialisme et le capitalisme les ont plongés en participant à cette sale guerre.

Au-delà dune phraséologie globale marxiste-léniniste, instaurant un jugement sans appel vis-à-vis dune interprétation très subjective des événements, les techniques employées lors des discussions sur un thème spécifique suivent les grands principes de la propagande :
– grossissement des faits ;
– simplification du contexte ;
– personnalisation des responsables (notamment les officiers, puis le colonialisme français et l’impérialisme américain) ;
– dramatisation des conséquences ;
– ambiguïté des mots ;
– répétition des slogans.

Comme pour toute propagande classique qui veut être massive, il est nécessaire que les arguments avancés soient répétés de manière obsédante. Si la répétition est nécessaire pour imposer des images, elle doit néanmoins respecter des temps d’arrêt afin de permettre à la masse de la digérer.

Cela permet aussi d’éviter une forme d’habitude qui, à la longue, risque de faire perdre sa virulence au processus.

Le respect des décisions prises à cette occasion est encadré par d’interminables séances de critiques et d’auto-critique, permettant de distinguer les « héros progressistes » des « traitres » qui n’ont pas su respecter l’esprit collectif.

Tout concourt en fait à la désintégration de l’individu et des réactions individuelles au profit dune mentalité de masse.

La participation, plus ou moins active, des prisonniers dans un premier temps, suit le lent processus d’une forme d’engrenage où les campagnes se succèdent, en sollicitant une implication croissante.

Pour que l’emprise fonctionne initialement, il faut qu’elle s’appuie sur des arguments simples et évidents, dans un contexte où la prise en compte du bien-être des prisonniers semble être la seule motivation apparente.

Quelques exemples :

– campagne d’hygiène :
Argumentaire : « le peuple vietnamien est pauvre, ruiné par la sale guerre dont vous êtes les artisans. Il ne peut vous offrir que des conditions de vie précaires. Il vous cache dans la forêt pour vous éviter d’être tué par les bombardements des colonialistes qui veulent vous détruire.

Il faut vous appliquer vous-même à organiser un certain bien-être, à éviter les maladies en luttant contre la saleté, les microbes, les mouches, les rats, la vermine ».

A partir de ce constat, le groupe prend collectivement des décisions concernant l’hygiène qui sont mises en uvre sous la conduite d’un responsable hygiène (un par groupe, un au niveau du camp). La collectivité qui vivait jusque-là dans le “chacun pour soi” s’organise à la faveur d’un objectif collectif, reconnu nécessaire et bénéfique pour tous.

– campagne du travail :
Argumentaire : « vous devez travailler pour votre bien-être, en déchargeant le peuple vietnamien entièrement absorbé par la guerre.

Vous ne travaillez que pour vous-mêmes. Chacun doit participer à l’effort commun ». Des groupes sont ainsi formés pour construire des baraquements, assurer l’alimentation, défricher pour créer des jardins potagers.

Alors que les plantes et légumes commencent à pousser, le chef de camp décide de changer d’emplacement pour la construction d’un nouveau camp se trouvant à plusieurs jours de marche.

Le camp n°1 pour éviter les repérages de l’aviation et ainsi une potentielle opération pour libérer les prisonniers changera d’emplacement à 14 reprises.

– campagne de camaraderie :
Argumentaire : « il faut s’entraider, aider les malades et les faibles.

Chacun doit mettre ses qualités au service de tous, afin de permettre à la communauté de vivre et survivre ».

Quoi de plus louable ? Si le but annoncé est de souder la collectivité, il vise avant tout à déceler les égoïstes et les « individualistes » à l’occasion de séances autocritique.

En réalité, être un bon camarade s’entend ici comme un moyen d’aider les autres à se confesser, à dénombrer leurs erreurs et à les faire progresser dans la voie du socialisme.

Dès lors, le Viêt-Minh va s’employer à créer un complexe de culpabilité chez les prisonniers à partir de leurs propres « aveux ». Les campagnes vont alors prendre la forme de séminaires dont « la sale guerre » est le thème central et récurent.

Ce thème est l’occasion de longues litanies sur les crimes de guerre (assassinats des vieillards, des femmes et des enfants, viols, tortures, déstructuration des récoltes et des lieux de culte…).

Le jugement est alors sans appel : « vous avez tous participé à cette guerre, vous êtes tous, sans exception, des criminels de guerre ».

Il convient alors de confesser tous ses crimes pour espérer l’absolution du peuple vietnamien.

On assiste alors parfois à des surenchères hallucinantes où le crime de l’un doit être plus grave que celui du voisin.

Ces confessions, complétées par la dénonciation des prisonniers qui dorment pendant les cours politiques (ou qui manifestent à cette occasion un enthousiasme très relatif) sont publiées sur le journal du camp.

Ce journal mural, affiché aux yeux de tous, rapporte également les avancées des discussions, les décisions prises à cette occasion, ainsi que certains articles, rédigés par des prisonniers, qui serviront la propagande du Viêt-minh, tant à l’extérieur du camp, qu’à l’extérieur du pays.

Pour susciter de façon machiavélique une implication maximum de ses prisonniers, le Viêt-Minh sait tout particulièrement jouer sur la perspective de libérations anticipées, notamment à l’approche de certaines dates du calendrier français, Viêt-Minh ou du communisme international.

Ces périodes constituent autant de repères propices à faire naître l’espoir chez les prisonniers ayant donné des gages de leur engagement « progressisme ».
Néanmoins, le Viêt-Minh s’empresse d’annoncer qu’en dépit des progrès constatés, tous ne sont pas encore dignes de devenir des « combattants de la Paix ».
Comble du cynisme, les prisonniers sont eux-mêmes chargés détablir la liste des « héros de la Paix », susceptibles de pouvoir bénéficier de la grande clémence de l’oncle Ho et du pardon du peuple vietnamien.

Ceux qui ne figurent pas sur les listes sont par ailleurs invités à dénoncer ceux qui sy trouvent sans l’avoir mérité afin de prendre leur place.

On peut facilement imaginer, en de pareilles circonstances, le déchainement des instincts les plus bas, des rancoeurs, des désillusions et des désespoirs conduisant certains à se laisser mourir alors que les listes ont déjà été arrêtées depuis bien longtemps par le Viêt-Minh.

III Identification des outils utilisés

Selon André Brugé, une partie des outils utilisés par le Viêt-Minh provient de l’école de propagande germano-soviétique qui s’inspire de la théorie des instincts fondamentaux popularisée par Pavlov.

Ce dernier montre qu’il est possible de réaliser sur un chien l’apprentissage d’un conditionnement capable de modeler son comportement grâce à l’associations de stimuli.

Vouloir transposer cette expérience sur l’homme revient à rechercher le “signal” (stimulus) qui conditionnera par la suite le “réflexe” politique.

Les moyens utilisés à cet effet sont donc :
– le réflexe conditionné ;
– le mythe ;
– la micro-psycho-sociologie.

31- le réflexe conditionné :

Le réflexe conditionné constitue une réaction instinctive provoqué par un signal ou stimulus. Celui-ci passe par le choix spécifique de mots s’intégrant dans un slogan.

La première étape est donc le mot qui doit, non pas s’adresser à l’intelligence, par sa signification propre (celle du dictionnaire) mais à l’inconscient par la résonance qu’il peut avoir en agissant sur l’imagination.

Le mot est alors utilisé comme un levier qui, en fonction de sa teneur, soutiendra un but spécifique :

– un levier d’adhésion ou d’acceptation (= bon=). Il permet de faire accepter des personnes, des décisions ou des idées en les associant à des mots connotés positivement, comme “démocratie”, “liberté”, “justice”, “fraternité”, etc.

– un levier de rejet (=poison=). Il permet de faire accepter des personnes, des décisions ou des idées en les associant à des mots connotés négativement, comme “guerre”, “mort”, “fascisme”, “agression”, “colonialisme”, “impérialisme”, etc.

Il est possible d’augmenter l’effet en les associant entre eux : « guerre d’agression coloniale », « sale guerre impérialiste ».

– un levier d’autorité ou de témoignage (=notoriété=). Il permet de rendre un argument indiscutable en l’associant à des mots disposant d’une autorité irréfutable, ne pouvant être remis en question, comme “science”, “Marx”, “Lénine”, etc.

– un levier de conformisation (=solidarité=). Il permet de gagner les foules en faisant appel à la pression des émotions et aux actions collectives en l’associant à des mots comme “opprimés”, “prolétariat”, “frères colonisés”, “amitié des peuples”, etc.

La seconde étape est la création d’un slogan, composé de plusieurs mots, qui renvoie à différents stimulus :
– instinct de combat : « Luttez , Exigez … » ;
– instinct alimentaire (conservation de l’individu) : « Soutenez …, Défense … » ;
– instinct parental (conservation de l’espèce) : « Paix … ».

Le slogan peut alors solliciter un seul stimulus ou en combiner plusieurs :
– « Luttez pour la défense de la Paix » ;
– « Exigez votre rapatriement immédiat et la Paix au Viet Nam » ;
– « Pas un homme, pas un sou pour la sale guerre » ;
– « Soutenez le bloc démocratique en lutte pour la Paix et la liberté des peuples opprimés ».

32-Le mythe :

La phase suivante doit s’inscrire dans la suggestion, sous forme d’images organisées qu’on appelle le mythe. Celui-ci doit être une synthèse globale et intuitive, la plus simple possible, car l’homme de masse ne pense que par images.

Le mythe doit alors pousser l’action dans la direction voulue et dans un futur proche mais imprécis (« les lendemains qui chantent ») afin de provoquer une action immédiate.

Ainsi, la colombe de Picasso renvoie au slogan « Luttez pour la défense de la Paix » qui lui-même doit provoquer l’adhésion immédiate des prisonniers au « camp de la Paix », condition indispensable à une libération et un retour auprès de leur famille (« Exigez des colonialistes votre retour auprès de vos familles désolées depuis longtemps de votre absence »).

33-La micro-psycho-sociologie :

L’application de la micro-psycho-sociologie va consister à faire entrer en jeu les psycho-groupes pour modifier le comportement de l’individu.

Le groupe entraîne des modifications profondes dans l’opinion des individus parce que l’individu, dans le groupe, se trouve dans un état de moindre résistance. Le changement d’opinion du groupe se réalise en deux étapes :
– l’ambiguïté (en relatant sur un sujet donné des faits réels alors que d’autres sont minorés ou tout simplement passés sous silence ;
– la suggestion (en proposant une solution pour répondre à l’ambiguïté qui a été soulevée).

En étant cristallisée par le groupe, l’idée proposée est alors adoptée par l’individu. Cette influence du groupe sur l’individu a notamment été mise en lumière par l’expérience de Asch (1951). Celle-ci démontre qu’un individu, en dépit dune réponse fausse unanimement donnée par le groupe, va se conformer à lavis du groupe, même si cela va à l’encontre de ce qu’il a vu de ses propres yeux.

Pour finir, l’action qui en résulte est marquée par les lois de l’unanimité et de la contagion.
Pour entraîner l’unanimité, il suffit d’affirmer simplement qu’elle existe : « les prisonniers exigent …, les prisonniers s’engagent unanimement … ».

La contamination s’obtient naturellement par la mise en contact des groupes où les meneurs, en lançant les slogans (panneaux, banderoles) vont fixer l’idée et faire entrer les autres groupes dans la masse.

IV Bilan des actions psychologiques conduites par le Viêt-Minh sur les prisonniers du CEFEO

Le premier bilan de cette expérimentation est avant tout une effroyable tragédie humaine ayant eu pour conséquence une lente extermination des prisonniers. Si celle-ci peut s’expliquer par un état de délabrement physique extrême, un manque de soins permanent et une malnutrition endémique, les violences psychologiques exercées sur les prisonniers, résultant du mirage d’une libération anticipée, ont été tout autant déterminantes.

S’agit-il d’une volonté délibérée ? Rien ne permet de l’affirmer et aucun document ou instruction officielle du Viêt-Minh ne sont venus jusqu’à présent étayer cette possibilité… On peut néanmoins s’interroger sur son acharnement et son aveuglement généralisés face à un taux de mortalité aussi élevé, ne permettant même plus, dans certains camps, de pouvoir faire enterrer les morts par les prisonniers encore à peine en vie.

Si certains ont mis en avant une conception culturelle particulière de la vie humaine, à mi-chemin entre le désintérêt pour le sort de l’ennemi et l’absence d’empathie idéologique, une autre hypothèse est envisageable : celle d’un “glissement” pragmatique du projet initial visant à faire de chaque prisonnier un « combattant de la paix ». Plutôt que de vouloir convertir tous les prisonniers, pourquoi en définitive ne pas se limiter à sélectionner exclusivement les profils les plus compatibles avec ce projet, quant aux autres …

Contrairement aux résultats tangibles obtenus par les Chinois pendant la guerre Corée avec leurs prisonniers américains, l’entreprise d’effraction psychique conduite par le Viêt-Minh s’est soldée par un échec global, compte tenu des objectifs visés initialement, sauf peut-être, d’amener les prisonniers à porter un regard différent sur la situation des « peuples colonisés ou opprimés ».

Pour instaurer un climat favorable à une “soumission librement consentie” et masquer subtilement le processus psychologique mis en œuvre, les Chinois avaient posé comme règle fondamentale de bannir toute violence, jusqu’à en éviter le principe même de son apparence. Aussi, l’effroyable taux de mortalité dans les camps du Viêt-Minh et une pression psychologique permanente de la terreur ont, de ce fait, été particulièrement contreproductif pour susciter un engagement sincère et durable des prisonniers en faveur du « camp de la Paix ».

Par ailleurs, ne maitrisant pas toujours lui-même sa propre dialectique politique, tout comme la compréhension fine des mécanismes psychologiques sollicités, le Viêt-Minh a visiblement surestimé la capacité, pour certains sujets chrétiens, musulmans ou animistes, à pouvoir adhérer à une dialectique rejetant d’emblée toute notion de Dieu, de liberté et de propriété individuelle.

Néanmoins, plusieurs rapports établis après le débriefing de tirailleurs nord-africains à leur retour de captivité indiquent un indéniable changement de mentalité. Si certains d’entre eux rejoindront effectivement les rangs de la rébellion en Afrique du Nord, tous ne le feront pas. Il n’est donc pas possible, en l’état, de faire un lien catégorique entre leur engagement et l’action psychologique opérée par le Viêt-Minh.

Enfin, si certains prisonniers ont tenté de résister à ce « lavage de cerveau », le payant souvent de leur vie, il convient d’admettre que d’autres se prêtèrent au jeu du Viêt-Minh., rarement par conviction sincère, mais plutôt par lâcheté, ou par intérêt, la grande majorité ne s’y soumettant que par lassitude, ayant perdu toutes illusions.

Il y a peut-être des guerres justes, mais il n’existe pas de guerres propres ! cette « sale guerre », expression si souvent utilisée par le Viêt-Minh, s’applique tout particulièrement au sort ignoble réservé aux prisonniers. Ce qui est déjà inacceptable de son ennemi, l’est d’autant moins de la part de Français, devenus acteurs de cette entreprise d’extermination. Certains d’entre eux, particulièrement actifs, comme Georges Boudarel, sont indéniablement responsables de la mort de nombreux prisonniers. Comble du cynisme, ce dernier, accueilli à bras ouverts par l’Université française à son retour en France, n’hésitera pas au moment de prendre sa retraite à faire valoir ses années passées en Indochine comme commissaire politique dans les camps de la mort.

Les rescapés décharnés rentreront en métropole dans une quasi-indifférence avec l’amer sentiment d’avoir été trahis puis abandonnés par ceux qui les avaient envoyés en Indochine. Que dire de leur surprise lorsqu’ils constatèrent que leur temps de captivité avait été comptabilisé en demi-campagne au lieu de campagne double et que leur prime d’alimentation avait été déduite de leur solde, l’administration considérant qu’ils avaient été nourris gratuitement par le Viêt-Minh ? mais il est vrai qu’en 1950, Léo Figuière, dirigeant des jeunesses communistes, après une tournée dans les camps de prisonniers, avait déclaré dans le journal L’avant-garde, dont il était le directeur : « la vie dans les camps vietnamiens est idyllique … » !!!

La plupart des rescapés resteront marqués à vie par cette tragédie, tant dans leur corps, que dans leur tête, et sans doute dans leur âme. Le sentiment d’avoir été oubliés par toute une nation et l’incrédulité opposée parfois à l’hallucinant récit de leur vécu ne faciliteront pas leur réinsertion dans la vie civile. Pour ceux qui choisiront de rester dans l’armée, à la tragédie indochinoise viendra s’amalgamer le drame algérien, ne permettant pas toujours aux blessures de se refermer. Par ailleurs, objet d’une insidieuse suspicion de la part du commandement craignant une intoxication communiste, certains verront leurs promotions ralenties ou bloquées, les excluant parfois même des postes à responsabilité.
En dehors de l’entre-soi des associations de vétérans, beaucoup feront alors le choix de s’enfermer dans un profond mutisme, ne parvenant pas toujours à tourner la page. Seule une infime minorité trouvera cette force, ayant découvert pendant leur captivité une connaissance de soi et des ressources insoupçonnées, moteurs dune nouvelle philosophie de vie.

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