La vie journalière du captif

La mise en condition

Elle s’opère en quelques semaines sous la houlette haineuse du can-bô qui attise les rivalités, et distille savamment les informations venues de l’extérieur, dont les captifs sont totalement coupés, sauf si sont arrivés des « nouveaux » qui d’ailleurs sont mis aussitôt en quarantaine. Ainsi ne peuvent-ils pas répandre de « fausses nouvelles ».

La rééducation journalière, permanente et lancinante, exploite l’épuisement physique et psychologique des détenus. La délation, la suspicion, le dénigrement et la trahison deviennent la règle qui isole le captif au sein même de la collectivité qu’il sent hostile. Selon le principe de base du marxisme, elle a la priorité sur l’individu, dont les gestes sont susceptibles de lui nuire.

La mort fait rapidement son apparition. Elle apparaît comme une menace palpable, évidente, permanente, inséparable compagne, avec les poux, de tous. Elle sera un des plus puissants leviers de l’endoctrinement.

Le thu-binh ressemble à un homme qui se noie. Or, le « bienveillant » can-bô lui tend justement une main secourable :qui ne la saisirait ? Une libération inconditionnelle est possible pour ceux qui sauront se montrer coopératifs. Le mirage de la libération apparaît et va se transformer en hallucination.

Le prisonnier devient réceptif pour sortir de cet enfer qui risque de l’engloutir. Sans en avoir conscience, il va devenir stakhanoviste du combat pour la paix. Il a compris qu’il lui faut signer pour ne pas mourir. Le can-bô a gagné.

Obnubilé par des principes surannés, et ignorant tout de la guerre révolutionnaire, le commandement français tarda à prendre conscience de cette situation inédite et à tirer les enseignements de l’expérience vécue et racontée par les premiers libérés. On les mit en quarantaine sans prendre la peine de mener une campagne d’information auprès des combattants du CEFEO, en ce qui les concernait en cas de capture.

Pourtant, depuis la révolution russe de 1917,on connaissait les méthodes du communisme relatives à la prise en main des masses. Dans nos écoles militaires, rien n’avait été fait pour préparer les cadres à affronter ce genre d’agressions. Aussi les thu-binh se trouvèrent-ils complètement démunis contre le traitement qui leur était infligé et ses méthodes insidieuses. Ils n’avaient rien à opposer à ce redoutable système. D’autant qu’ils s’étaient toujours sentis mal soutenus par un pouvoir politique, qui de Paris menait la guerre sans conviction, à la petite semaine, miné par ses divisions et son instabilité. Giap l’avait écrit : Les occidentaux étaient fort matériellement, mais très faibles psychologiquement. Il fallait exploiter cette faiblesse. Les prisonniers offraient un terrain privilégié : les maladies, la faim, l’insalubrité tropicale et la perspective d’une mort à brève échéance les rendaient malléables.

L’endoctrinement

Les conditions de la bonne volonté et de la réceptivité étant réalisées, le commissaire politique peut entreprendre son travail « salutaire ». Il commence par la création du « Comité de paix et de rapatriement », composé de « délégués » élus par le peuple. A leur tour, ceux-ci élisent un secrétaire (terme typiquement marxiste), chargé de l’animation de la vie du camp et de la liaison avec la « Direction ». Celle-ci organise les cours politiques non obligatoires, mais auxquels il serait suicidaire de ne pas assister et participer, puisque l’enjeu à terme est l’inscription sur la fameuse liste des futurs libérés, dont on parle sans cesse.

Au cours des séances sont réalisées les MANIFESTES, élaborés sur des thèmes suggérés aux détenus. Ils sont rédigés à la suite d’interminables et oiseuses discussions ; chacun doit apporter sa pierre. Nul n’est tenu de les émarger ; mais, malheur à celui qui s’abstiendrait de le faire.

Le premier manifeste du Camp N°1, celui des officiers, date du 15 août 1951. Ceux du camp N°15, où croupissent sous–officiers et hommes de troupe, ne tardent pas à suivre. Aucune concertation n’ayant été possible, des deux côtés les conditions imposées aux détenus les avaient conduits aux mêmes analyses et conclusions.

Il leur faut signer ou mourir. De plus, si ces textes parviennent en Occident, ils seront un moyen de donner des nouvelles aux familles, et de tenter d’améliorer la situation des détenus qui auront ainsi témoigné de leur bonne volonté. Evidemment, à Hanoï, ils feront froncer les sourcils des Etats-Majors qui ignorent les conditions de vie dans les camps.

Ainsi, durant des mois vont se succéder cours politiques journaliers, veillées nocturnes inspirées des feux de camp des chantiers de jeunesse de Vichy, fêtes de toutes sortes, séances de critique et d’autocritique, sessions du tribunal du peuple, campagnes diverses, travaux de rédaction des aveux « spontanés » des atrocités commises etc.

Les campagnes

D’inspiration chinoise, inventées par Mao et basées sur des thèmes d’intérêt général, elles visaient à secouer la torpeur qui gagnait les esprits angoissés et les corps épuisés, et à susciter des actions collectives : propreté, hygiène, éradication des poux, joie et gaieté, jardinage, extermination des mouches porteuses de maladies ; c’était une façon de manipuler la masse et d’exacerber les tensions et rivalités.

S’y surpasser pouvait devenir un atout pour l’avenir, mais un moyen de gaspiller ses faibles forces.

Critique et autocritique

C’est un chef d’œuvre de cynisme et d’oppression morale, imaginé par des penseurs de génie ayant atteint le sommet du machiavélisme. Il représente un des aspects les plus hideux des méthodes de dépersonnalisation qui vinrent à bout de la résistance désespérée mais vouée à l’échec des captifs. Ils étaient condamnés à devenir réceptifs à la réforme des idées et à l’esprit révolutionnaire par la critique et l’autocritique, qui aboutissent à la rééducation réciproque des membres du groupe.

Tous les prisonniers ont failli à priori puisqu’ils sont là, et toute opinion contraire à « l’orthodoxie » est rétrograde et contre- révolutionnaire. Cette culpabilité impose à chacun de la reconnaître en faisant son autocritique, c’est-à-dire en avouant ses fautes en public et, conscient du tort causé à la collectivité, en demandant à celle-ci de décider pour lui d’un juste châtiment. Ce dernier arrêté, le magnanime can-bô le modèrera pour manifester la clémence du président Ho et du peuple. Le fautif exprimera alors sa reconnaissance, son repentir et son désir de s’amender et de se racheter.

La « critique », elle, obéit à un processus différent et s’apparente à de la délation pure et simple. Toute personne ayant eu connaissance d’une faute ou d’un manquement se doit de les dénoncer publiquement, à défaut de quoi il en devient complice. La sanction du peuple, cette fois,est plus sévère, puisque le coupable n’a pas avoué spontanément en faisant son autocritique.

Ainsi les détenus se surveillaient mutuellement, se murant dans leur solitude, ne pouvant se confier à personne. La rééducation devenait l’œuvre de tous, et chacun se faisait le gardien et le moniteur de ses camarades, son obéissance étant le fruit de la délation soigneusement entretenue par les dirigeants du camp.

Elle aboutissait à la soumission de tous,car l’objectif secret du thu-binh était de ne pas mourir avant l’hypothétique libération. La gangrène était partout. Ceci explique en particulier la difficulté des évasions,tous étant tenus, sous peine de sanction, d’en divulguer les préparatifs.
Les captifs se surveillant eux-mêmes, il était possible d’économiser les effectifs consacrés à leur garde.

Le Tribunal du peuple

Tout fait, même anodin, toute peccadille, sont montés en épingle et transformés en évènements majeurs et graves. La « Direction » en a eu connaissance par ses indicateurs, ou le rapport spontané et louable d’un détenu. Alerté et vigilant, le peuple est rassemblé aussitôt et se constitue spontanément en tribunal pour juger le fautif sous la responsabilité du Comité de paix. Il n’y a pas d’avocat, seulement un procureur : le can-bô. Dans son réquisitoire, il accuse la collectivité d’être responsable du manquement pour n’avoir pas su maintenir le coupable dans le droit chemin. Celui-ci fait alors son autocritique et réclame une juste sanction. Après en avoir discuté, puis une fois écoutés les accusateurs, dont la virulence témoigne de leur souci de se faire bien voir, le peuple vote à mains levées sous l’œil vigilant du can-bô.

Très en vogue chez les marxistes, ce mode de votation impose à chacun de se déterminer en fonction de ce qu’attend de lui la collectivité, elle-même orientée par le commissaire. Malheur à celui qui réclamant la clémence n’aurait pas levé la main ! Manipulée, la masse ne pouvait agir autrement !

L’anniversaire du 19 décembre : un jeûne volontaire de repentance. La mort de Staline : un deuil

Le 19 décembre 1946, le Viet-minh avait rompu le « modus vivendi » (Accord signé avec le gouvernement de Paris) et attaqué par surprise et traîtrise toutes les garnisons françaises en réponse à leurs provocations.

Le jour anniversaire de ces évènements au cours desquels étaient morts, il est vrai, de nombreux Vietnamiens, était déclaré journée de jeûne volontaire et expiatoire pour tous les prisonniers,qui témoignaient aussi de leur contrition en participant à des meetings.

Il en fut de même pour la mort de Staline décédé le 5 mars 1953. Elle donna lieu à des scènes de deuil où le sérieux et le grotesque se mêlèrent au cours de cérémonies attristées et ferventes.

L’aveu des crimes de guerre (Procède évidemment de l’autocritique)

Lorsque l’imminence d’une libération se précisait un processus machiavélique débutait visant à tester la maturité politique des captifs et, partant, à épurer la liste en préparation naturellement tenue secrète. Tel fut le cas, en particulier, au camp N°113 fin 51 début 52.

Tous les prisonniers sont invités à faire par écrit la confession de leurs crimes de guerre et des atrocités commises en leur présence, avec leur participation active ou passive.Chacun suivant son degré de « maturité socialiste » et son souci de se faire remarquer s’évertue à les décrire de son mieux.
Peu après, au cours d’un meeting dit des aveux spontanés, sont lus par le Comité les meilleures copies et proclamés les héros de cette compétition louable et honnête dans le repentir.

Retour en haut