L’élection des futurs libérés

Dans un silence religieux cette élection se fait au cours d’un rassemblement solennel regroupant la totalité de l’effectif du camp,détenus et «autorités ». Le can-bô annonce, devant les prisonniers haletants, la décision du Président Ho de rendre à leurs familles les plus méritants combattants de la paix qui vont être désignés par un vote libre et démocratique de l’assemblée.

Il donne alors lecture d’une liste de noms, s’arrêtant après chacun pour recueillir l’avis du peuple. A chaque appel tous les bras se lèvent. Comment agir autrement ? Ne pas acquiescer serait mettre en cause la vie d’un camarade, et en doute la sagesse du can-bô et du Parti. Ce serait aussi faire preuve d’un manque de maturité socialiste et d’un esprit rétrograde.

Naturellement, aucun malade ne se trouve sur la liste, car la route va être longue et il y a lieu de cacher aux yeux de l’opinion internationale l’état sanitaire déplorable de la population carcérale. Sitôt sa lecture terminée, le can-bô proclame : « Je prends acte de votre sage décision »…

Une parodie d’élection vient d’avoir lieu. La masse a bien été consultée, mais on lui a seulement demandé son assentiment. Le système d’oppression et de mystification a joué parfaitement son rôle.

Mais la sinistre comédie ne s’arrête pas là. Des camarades libérés, devenus soudainement combattants de la paix et amis du peuple vietnamien, montaient à la tribune pour manifester leur gratitude et la fermeté de leur engagement. Bien plus, l’un d’eux venait affirmer sa « volonté de demander à bénéficier encore de la généreuse hospitalité du Vietnam pour continuer ici le combat pour la paix et œuvrer à la conversion de ceux qui restaient ». Ignorant que les Viets lui avaient mis le marché en mains, sans discussion possible, nous le prenions pour un traître ou pour un fou.

Puis l’un de ceux qui restaient venait en leur nom proclamer « la sagesse du choix que venait de faire le peuple et la ferme volonté de tous de s’amender, et de continuer ici la lutte contre les impérialistes et les bellicistes ».

Ensuite, tous unis dans la même foi, prisonniers et gardiens entamaient en chœur l’Internationale, poings levés !

Le calendrier s’était déroulé de façon implacable : annonce d’une libération et d’élections libres pour en désigner les bénéficiaires, séance des « aveux spontanés » permettant à la « Direction » de tester la maturité socialiste de ceux qu’elle envisage de libérer,journée de jeûne expiatoire lui donnant la possibilité de mesurer la bonne volonté de tous, et finalement élections.

La démocratie est sauve. Les prisonniers ont été eux-mêmes les jouets, les victimes et les complices de ce système d’oppression psychologique qui les étouffe.

Dernière parodie de jugement : à nouveau le Tribunal du peuple

Les libérés partis, les maintenus à bout de force et de courage commencent à se laisser mourir. Les rares valides élisent un nouveau Comité de paix. La marche vers la liberté, d’une dizaine de jours environ, sera jalonnée de « fêtes d’amitié organisées spontanément » par les populations accueillantes et laborieuses des villages rencontrés.

La veille du jour où la colonne va arriver aux lignes françaises, le can-bô annonce soudainement qu’un prisonnier ayant commis une faute va devoir être jugé par le peuple qui aura à décider de la sanction à lui infliger. Pour ces hommes épuisés qui sont presque arrivés au but après des mois de double jeu et de dissimulation, il n’y a même pas de dilemme, l’instinct de survie commande !

Puisque le vote est public et se fait à main levée, une seule sanction s’impose, attendue qu’elle est par le commissaire politique, à savoir le retour au camp du fautif, pour y expier son forfait et surtout y parfaire son éducation socialiste ; c’est-à-dire, la plupart du temps pour y mourir.

La condamnation est donc unanime et sans appel, et benoîtement le commissaire proclame simplement : « Je prends acte de votre sage décision ».

Ce scénario s’est reproduit dans la plupart des convois

L’objectif était double : de retour au camp, le puni et aussi le commissaire annonçaient la nouvelle qui incitait les captifs à la sagesse, leur montrant que rien n’était jamais acquis. Sur le convoi de « libérés » soufflait jusqu’au dernier jour un salutaire vent de terreur qui assurait la discipline.

Georges Boudarel ne manqua pas d’appliquer judicieusement cette technique d’asservissement hideuse et suptile, évitant ainsi tout recours à la brutalité, inutile alors pour tuer un homme.

Dans d’autres cas, il fut demandé aux prisonniers d’ouvrir l’enceinte du poste français où ils allaient arriver à des assaillants éventuels, et même de participer à l’attaque de celui-ci. Cette manoeuvre échoua. Leur désarroi fut alors à son comble !

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