D’un goulag à l’autre

Les soldats prisonniers du Vietminh qui étaient originaires des pays de l’Est, essentiellement des légionnaires, furent « rapatriés » dans leurs pays d’origine via la Chine et L’U.R.S.S. Ils furent très souvent condamnés dans leur propre patrie pour avoir combattu « un pays frère dans une armée colonialiste ».

Certains survécurent. Leur histoire est méconnue. C’est pourquoi nous avons voulu rendre hommage à ces hommes qui ont combattu pour la France et la liberté en citant un extrait de ce récit du légionnaire RAZVAN si bien raconté par le colonel H. CARRARD qui fut attaché militaire à l’ambassade de France à Bucarest (1) :

« Le vieux RAZVAN était fatigué. Il avait tant bourlingué, il avait tant vu de pays, il avait tant souffert. Il avait si souvent perdu l’espoir, mais il s’était accroché, il s’était battu contre les autres et contre lui-même et s’en était sorti à chaque fois. Cette nuit, dans ce train brinquebalant qui le conduisait de Tulcea à Bucarest, il était un peu anxieux.

C’était la première fois qu’il revenait dans la capitale depuis si longtemps, depuis le tout début de sa mise en résidence surveillée; il y avait bientôt trente ans, quand il avait dû régler des questions administratives interminables, à l’époque où il fallait des permis pour se déplacer, où il fallait rendre compte au secrétaire du Parti du village, au commissaire de police, à je ne sais qui encore. Hier soir il avait quitté son village sans rien dire à personne. Certes il en avait longuement débattu avec Oana, sa femme chérie, sa compagne des si mauvais jours, mais c’était resté dans la famille, on n’avait plus besoin de la permission de personne. La dictature était par terre depuis bientôt six mois, on revenait comme avant la guerre, quand il avait vingt ans, dans sa Transylvanie natale. « Anxieux mais déterminé. Il était anxieux tout de même, car il ne reconnaîtrait pas Bucarest, et puis où était l’ambassade de France dans cette grande ville ? Mais enfin il en avait vu d’autres, n’est-ce pas, et il se débrouillerait bien pour trouver ce petit coin de France, but de son voyage et espoir de… de quoi au fait ? Pourquoi allait-il dans cette ambassade dans laquelle il n’avait jamais mis les pieds ? Qu’espérait-il ? Il n’en savait trop rien, mais enfin il avait été soldat français pendant cinq ans, et même plus, si on comptait ses vingt-sept mois de détention dans les camps viêts. Alors peut-être que la France pouvait faire un petit quelque chose pour lui, pour un vieux serviteur qui s’était bien battu pour elle, et pas dans n’importe quelle unité, à la Légion étrangère, au 3e REI., 10e compagnie du lieutenant Bonfils. Tout cela tournait et retournait dans sa tête au rythme des ruptures de rails et des aiguillages qui le secouaient sur sa banquette défoncée de 3e classe.

Recherché par la police soviétique. Il se rappelait son départ à la guerre en 1941, la mobilisation, le peloton d’élèves gradés dont il était sorti sergent de l’armée royale roumaine, puis le passage du Prut sur l’ordre du général Antonescu pour reconquérir la Moldavie aux Soviétiques qui l’avaient envahie un an plus tôt. Au Dniestr, on avait continué, on s’était battu comme des diables contre ces Russes tant haïs et tant craints, mais là on était avec la grande armée allemande; alors le jeune RAZVAN y était allé de bon cœur, spécialement contre les partisans qui perturbaient les communications, tant et si bien que le K.G.B. avait mis sa tête à prix. Aussi, quand le sort des armes se fut inversé, que l’armée roumaine fut reconduite chez elle, que le roi Michel retourna son armée contre les Nazis et fit alliance avec les Occidentaux et par conséquent avec l’ennemi d’hier, un certain nombre de soldats roumains, dont RAZVAN, qui s’étaient un peu trop fait remarquer par leur combativité, se trouvèrent recherchés par la police soviétique.

Il réussit malgré tout à passer entre les mailles, refit la guerre contre les Allemands et se retrouva à Vienne où cela devint de plus en plus difficile d’échapper aux recherches de la police soviétique. Que faire ? Revenir au pays alors que l’armée Rouge l’occupait et y établissait un régime communiste particulièrement dur et sans pitié ? RAZVAN n’en avait nulle envie. Aussi après deux ans et demi d’errance, se précipita-t-il sans hésitation dans un bureau d’engagement de la Légion étrangère française qu’il avait repéré quelque temps auparavant. Son engagement définitif datait du 28 février 1948, il s’en souvenait bien, il venait d’avoir vingt-huit ans et il était déjà un vieux soldat.

Engagé dans la légion pour l’Indochine. Il se remémorait ses classes en Algérie, à Sidi Bel Abbès, ses copains, dont beaucoup avaient disparu plus tard en Indochine, son embarquement sur le Pasteur à Mers El-Kebir au début du mois de septembre 1948.

Tout cela était bien loin, il était jeune et partait pour l’aventure, pour l’Orient. On allait simplement rétablir l’ordre dans une contrée exotique. Jamais il n’aurait pu penser qu’il souffrirait mille fois plus que ce qu’il avait vécu sur le front russe.

Et cette arrivée à Saigon, suivie du débarquement à Pointe Pagode, c’était le 25 septembre, il s’en souvenait nettement car le lendemain il avait été affecté à la 12e Cie du 3e REI, c’était un souvenir très précis. Il allait y rester jusqu’à ce que le troisième bataillon soit envoyé à Cao Bang en 1950. Cao Bang, horrible souvenir! Non pas la ville, mais son évacuation à laquelle il n’aurait jamais dû participer. En effet, début septembre 1950, il avait demandé une prolongation de séjour de six mois, alors qu’il était rapatriable et devait embarquer sur le Pasteur dans les premiers jours d’octobre. Il avait pris cette décision comme cela, un jour, pour rester avec les copains.

Cao Bang, on y était pourtant bien, la forteresse paraissait solide, et puis un jour, brusquement, sans préavis, en avant, direction Lang Son et au passage on devait secourir les copains du IIIe, assiégés à Dong Khé. Quel souvenir, cette marche à travers la jungle avec cette colonne invraisemblable de partisans, de femmes et d’enfants qui avaient disparu progressivement et ces combats contre une marée de Viêts. Au bout d’une semaine de marche et de bagarres, dans un terrain épouvantable où il avait fallu porter les copains blessés, à peine le temps de recouvrir les morts, à bout de munitions, exténué, il avait été fait prisonnier avec les restes de la compagnie du lieutenant Bonfils.

Prisonnier pendant vingt-sept mois, puis libéré vers son pays d’origine. Vingt-sept mois, il était resté prisonnier dans les camps viêt-minh; vingt-sept mois à marcher, vingt-sept mois d’humiliation, séparé des officiers et des sous-officiers, mais il avait tenu malgré la maladie et les privations. Enfin, début 1953, il avait été libéré avec d’autres camarades des pays communistes, pour leur malheur pas vers la France, mais chacun vers son pays d’origine. RAZVAN était donc parti avec ses compagnons d’infortune vers la Chine par divers moyens de transport, camions molotova, train, à pied bien sûr, jusqu’à une première étape à Pékin. Là, il avait essayé de prendre contact avec l’ambassadeur de Roumanie qui dans un premier temps l’avait écouté, puis, après avoir reçu des consignes, l’avait encouragé à rentrer au pays.

Sibérie, Russie et finalement Roumanie, quel souvenir épouvantable que cette arrivée dans son pays natal, dans sa patrie. Immédiatement il avait été interné, puis jugé pour trahison à la grande cause du socialisme, c’était en 1954. Le jugement avait été sans appel, dix ans de prison. Le style de l’administration française avait quelque chose de fantastique et de cocasse. On peut en effet lire sur les états de service de RAZVAN: “Prisonnier, rapatrié par la voie démocratique, ne s’est pas présenté aux autorités françaises lors de son rapatriement dans son pays d’origine” !

    Mis en prison, puis isolé en cellule. Il s’était retrouvé dans la plus sinistre des prisons, à Pitesti, la prison des expériences de rééducation. Par chance la grande période des tortures était passée, mais tout de même ce ne fut pas facile. Un jour, excédé par un gardien, il lui avait mis son poing dans la figure, résultat, deux ans de cellule sans voir personne, même pas les gardiens. C’est un petit oiseau qui l’avait aidé à survivre. Il venait tous les jours, à l’heure où on servait au reclus sa maigre pitance. Il lui donnait quelques miettes. Cette conversation quotidienne de quelques minutes à travers le soupirail avec ce petit moineau lui redonna l’espoir.

Mis en résidence surveillée, marié et père d’un enfant. En 1964 ou 1965, au moment de l’amnistie, il avait été libéré et mis en résidence surveillée quelque part du côté du delta du Danube, encore pour dix ans. Mais là, il avait trouvé Oana qui elle aussi avait eu des malheurs. Elle avait perdu son mari dans le camp de travail du canal Danube-Mer Noire. Ils avaient uni leur misère, s’étaient mariés et avaient eu un fils. Petit à petit, ils avaient acheté quelques outils, travaillé leur lopin de terre, mangé à leur faim, amélioré leur cabanon pour en faire une vraie petite maison et se refaire une vie après tant et tant de souffrances.

Et l’on était arrivé ainsi en 1989 et à la révolution qui avait abattu le tyran et sa dictature. C’est ainsi que RAZVAN se retrouvait dans ce train vers Bucarest. Ses pensées tournaient et retournaient. Comment arriver à l’ambassade de France ? Comment y entrer ? À qui s’adresser ? Les miliciens en poste devant la porte le laisseraient ils passer ?

Reçu à l’ambassade de France. En fait tout alla bien, il se présenta devant un parlophone et demanda à voir l’attaché militaire. L’idée lui en vint au dernier moment. Le colonel arriva assez rapidement. Il lui raconta son histoire. Ce fut assez long car il avait oublié son français, mais cela lui revint petit à petit. Il faisait bon dans ce bureau, le colonel l’écoutait avec attention et même lui semblait-il avec stupéfaction et admiration. Il se sentait tout ragaillardi. Son cœur se réchauffa de revoir ainsi, plus de quarante ans après, un officier français qui le recevait avec tant de chaleur et cet officier était un colonel. Il ne se souvenait pas d’avoir parlé à un colonel, même dans l’armée française. Au bout d’un bon moment, peut-être deux heures, le colonel le fit conduire au consulat où un fonctionnaire français releva tous les éléments d’identité possibles et lui demanda de repasser dans deux mois… »

Il avait servi la France avec honneur et fidélité et la France lui rendit cet honneur en le pensionnant et en lui remettant la Croix du combattant volontaire qu’il portait fièrement.

(1) Nous remercions le colonel Carrard, Amédée Thévenet et les éditions France Empire qui nous ont autorisé à reproduire ici ce texte qui peut aussi être retrouvé dans l’ouvrage d’Amédée Thévenet « LA GUERRE D’INDOCHINE racontée par ceux qui l’ont vécu », édition France Empire

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