L’emploi du temps

« L’éternité des jours » – « La nuit et le brouillard. »

Les journées s’écoulent interminables, les nuits aussi.
L’absence de moyens d’éclairage impose à tous de se coucher « avec les poules », après le repas du soir, à moins qu’il y ait une « veillée » auprès d’un feu de camp. Il va falloir alors rester attentif et, tout en grelottant, entendre des discours oiseux jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Ensuite, celle-ci va être troublée par le râle des mourants, la toux de nombreux dormeurs, le froid, le feulement des tigres qui chassent dans la forêt voisine, le bruit fait par un camarade saisi d’un besoin pressant qui s’éloigne à tâtons accompagné par les imprécations de la sentinelle qu’il a dérangée.
Le réveil est sonné par le « gong » qui impose le premier rassemblement pour le comptage des détenus et la distribution des corvées. Il n’y a pas de petit déjeuner.

Les corvées : on dit maintenant « travaux d’intérêt général », sont distribuées par un prisonnier responsable : nettoyages, ramassage des ordures, préparation des repas, ravitaillement en riz et en bois.

Le jardinage : les captifs peuvent avoir un lopin de terre à cultiver, à leurs temps libres, pour améliorer l’ordinaire. D’autres essaient d’élever une volaille nourrie avec des déchets récupérés ça et là. Les œufs sont une denrée très rare.

La nourriture est distribuée deux fois par jour, généralement dans un désordre indescriptible. Elle est constituée d’une boule de riz peu ou pas assaisonnée, car le sel et les « condiments » manquent cruellement. Parfois s’y ajoutent une soupe de liserons d’eau, ou un petit peu de viande ; un jour, au camp N°113 il y eut une « amélioration de l’ordinaire» cadeau de la Direction : un poulet pour cent personnes !

Chaque fois que possible les prisonniers chapardent du manioc dans les champs voisins ou des poissons dans les mares. Ils ont un impérieux et double devoir : voler pour survivre et ne pas se faire prendre.

Les ustensiles de cuisine sont rudimentaires : ce sont des « touques » constituées de vieux fûts de fuel coupés en deux. Les prisonniers doivent fabriquer des instruments de fortune en bambou : bols, cuillers, louches etc. qui, faute de savon, deviennent des nids à microbes. Ils utilisent aussi de vieux casques ou d’antiques boîtes de conserve. Dans cette pénurie généralisée, le moindre objet , un bout de ficelle par exemple, a une valeur inestimable.

Beaucoup d’entre eux lassés du riz sont frappés d’inappétence. S’ils cèdent, ils s’éteignent rapidement.
D’autres, à bout de courage et de force, renoncent à lutter et se laissent mourir en quelques jours. Certains apparemment pleins de vie, succombent subitement sans aucun signe annonciateur.

Les ravitaillements en riz sont particulièrement éprouvants. Ils concernent les plus valides car il leur faut marcher longuement avec une charge de vingt à trente kilos sur le dos. Souvent, celle-ci est constituée d’un pantalon de toile passé autour du cou dont les jambes ont été nouées et remplies de riz. Quand le commissaire politique veut faire disparaître un réfractaire il le désigne pour ce genre de transport, surtout s’il le sent affaibli. Parfois l’intéressé décède en route. A l’évidence, il n’a subi aucune brutalité physique !

Les cours politiques sont dispensés l’après-midi, lors de séances interminables où l’on discute de façon oiseuse de tout et de rien. Il faut à tout prix y participer et s’intéresser au sujet, en prenant la parole et en posant des questions de façon à animer la discussion.

Les sujets sont choisis par le commissaire politique et concernent la plupart du temps les thèmes grandiloquents : le socialisme, le capitalisme, l’impérialisme, le colonialisme, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes etc.

Au cours de ces séances sont rédigés, discutés, améliorés, et affinés les manifestes qui seront soumis à la signature de tous, puis affichés dans un local commun et parfois diffusés par la radio viet-minh.

Les veillées et rassemblements (meetings) :

Très souvent le soir, une fois la nuit tombée, en raison du danger aérien, a lieu une veillée inspirée des méthodes répandues en Indochine par les chantiers de jeunesse chers au régime de Vichy. A l’ordre du jour, on trouve soit l’étude d’un thème, soit le commentaire d’un événement, soit tout autre sujet retenu suivant les circonstances par le commissaire politique.

Enfin, point capital de certaines veillées, a lieu une séance du Tribunal populaire chargé de juger un « fautif » pour un « grave manquement » : vol ou larcin effectué au détriment d’un camarade ou d’un paysan vietnamien, geste obscène à l’égard d’une honnête et laborieuse paysanne, intention manifeste de rejoindre le « monde belliciste » (sous-entendu : tentative d’évasion) etc. Cela donne lieu évidemment à une critique et à une autocritique. (Voir « Le lavage de cerveau »).

Quant le can-bô estime atteint l’effet recherché et trop fatigué l’auditoire devenu amorphe, il donne le signal de la fin de la réunion, autorisant les participants grelottants de froid et accablés de sommeil à rejoindre leurs paillotes.

Pour eux commence alors une nouvelle nuit de cauchemars et de frissons, sous la piqûre des punaises attirées par la chaleur de corps enchevêtrés, et celle des moustiques en été.

Ainsi, au cours de journées interminables se déroule la vie au camp, dans la désespérance, triste, sombre, morne, chacun se demandant s’il en sortira un jour, avant que la mort ne le rattrape, regardant le soleil se coucher derrière les montagnes là où se trouve son pays qu’il pense ne jamais revoir.

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