
« ADJUDANT GUTIERREZ EMMANUEL MLE 3216/39 PRISONNIER 8 MAI 1954 EST DECEDE CAPTIVITE JUIN/JUILLET 1954 D’APRES DECLARATIONS CAMARADES STOP. PREVENIR AVEC MENAGEMENTS (EPOUSE) MME GUTIERREZ, 63 AVENUE ALBERT 1er, ECKMULH. ORAN. PRESENTER CONDOLEANCES ».
C’est par ce télégramme laconique que la jeune Jeanne-Marie, alors âgée de 11 ans, apprend brutalement la mort de son père.
Ce témoignage bouleversant d’une enfant comprenant qu’elle ne reverra plus jamais son papa, nous rappelle le calvaire de nos prisonniers, morts dans l’indifférence générale, mais également la douleur incommensurable des familles ne parvenant pas à faire leur deuil.
Témoignage de Madame Jeanne-Marie CARAMANTE, née GUTIERREZ :
« Nous savions depuis quelques jours que la bataille de Dien Bien Phu était terminée.
Les points d’appui étaient tombés les uns après les autres. La chute du point d’appui “Isabelle” où se trouvait papa, le dernier à être pris par les Viêts, marquait le début de nos souffrances.
L’arrêt des combats nous apportait un certain sentiment de soulagement au début, mais bien vite effacé par l’angoisse sur son sort. La radio égrenait la longue liste des prisonniers des Viêts, capturés à l’issue de la bataille … et soudain, nous entendîmes : « … Adjudant Emmanuel Gutierrez, 3/10ème RAC ».
Le lendemain, c’était le jour de ma communion solennelle. C’était le 27 mai 1954. Mon papa était prisonnier. Ce fût une cérémonie empreinte de tristesse, de douleur et d’angoisse. Il n’y eu aucune fête à la maison, pas de dragées, pas de joie. Il n’était pas là.

Quel allait être son sort ?
Il était impératif qu’il puisse recevoir, dieu sait par quel moyen, un souvenir de la communion de sa fille. Maman me conduisit donc chez le photographe du quartier qui s’attendrissait sur notre malheur et partageait notre angoisse. Maman était muette. Prostrée.
Cette photo représentait en quelque sorte un appel, un espoir. Elle fut expédiée vers la boîte postale des armées dans l’incertitude qu’elle parvienne à son destinataire.
De longs jours et semaines se succédèrent dans l’attente d’une bonne nouvelle, dans l’espoir d’une libération.
Puis ce fût le jour noir, le jour fatal du 8 septembre 1954.
Ce jour-là, nous reçûmes la visite de mon oncle Gaston, accompagné d’un voisin et d’un gendarme qui n’osait pas se présenter seul. Il tortillait dans ses mains un papier et nous annonça que papa était blessé, mentant difficilement car ma grand-mère était chez nous à ce moment.

Mais la vérité tomba comme un couperet. Nous comprenions que notre destin nous frappait impitoyablement. Ma grand-mère eut un malaise. Le malheur s’était abattu sur notre famille.
Papa était mort.
Je revois maman, très maigre, un long crêpe noir accroché à son chapeau de feutre tombant sur ses épaules fragiles. Maman et grand-mère portèrent le deuil durant cinq longues années.
La vie pour ma mère n’avait plus aucun goût mais elle avait trois enfants à élever : moi-même, onze ans, mes frères Guy et Pierre, neuf ans et quatre ans, qui, trop jeunes, ne mesuraient pas la tragédie qui nous frappait.
Il fallait alors, malgré mes onze ans que je prenne des responsabilités au sein de notre petite famille.
Papa ne reçut jamais la photo de ma communion. Elle nous fût retournée avec son paquetage militaire resté à Saïgon.
Ce n’est que bien des années plus tard que j’ai entrepris, avec l’aide de mon mari, des recherches, recueilli des témoignages émouvants sur la mort de papa, car nous n’avons jamais vu son corps qui doit reposer dans la jungle indochinoise.
Grâce aux associations d’Anciens Combattants, je sais que papa, prisonnier des Viêts a subi une longue marche mortelle vers les camps, dans des conditions inhumaines, conduit avec ses camarades par des tortionnaires dont les représentants s’affichaient au même moment, dans les ministères, reçus avec courtoisie et respect, sans honte par la France.
Papa est mort d’épuisement et de dysenterie dans des souffrances physiques et morales que m’ont décrites des survivants.
Il ne pesait plus que trente-cinq kilos selon des témoins mais il est mort debout, lui, le soldat qui avait activement participé quelques années auparavant à la libération de la France après avoir rejoint la 2ème Division Blindée du Général Leclerc en Angleterre.
Il comptait parmi les premiers éléments blindés à pénétrer dans Paris. Il participa ensuite à la libération de Saverne près de Strasbourg avant d’être blessé et envoyé à l’hôpital du Val de Grâce pour y être soigné.
Il était fier d’avoir accompli son devoir.
Il a donc fini sa vie, à trente-cinq ans, en pleine jungle, seul, ayant quitté la colonne, pendant que les petits fours et le champagne concluaient les réunions des responsables de ce drame se faisant des courbettes à Genève.
Les témoignages de quelques rares compagnons l’ayant suivi jusqu’à la fin m’ont permis, après des décennies et une psychothérapie de faire mon deuil de papa.
Son nom, inscrit sur le mur du Souvenir du Mémorial des Anciens d’Indochine de Fréjus me réconforte.
Je m’y recueille de temps en temps en y déposant une petite fleur.
Le contenu du télégramme que tenait à la main mon oncle Gaston, ce 8 septembre 1954, restera à jamais gravé dans ma mémoire ».

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