Les tracts, arme de guerre du Viet-minh : Analyse semantique d’un outil de propagande et d’action psychologique

par Philippe CHASSERIAUD, président IdF ANAPI

« La première victime d’une guerre, c’est la vérité ! » Rudyard Kipling

Les deux conflits mondiaux avaient montré, comme une évidence à chacun des belligérants, que leur victoire sur le théâtre des opérations ne pouvait que s’accompagner d’une maîtrise de leur communication à destination de leur propre camp tout d’abord (s’assurer du soutien de l’opinion publique, renforcer, à défaut maintenir le moral des forces vives) mais également en direction de l’adversaire (l’intoxiquer sur ses capacités, démoraliser ses forces vives pour l’amener à douter de sa victoire).

Pour ce faire, tous les moyens de communication avaient été mis à contribution au profit de cette propagande (1) : affiches, tracts, publications diverses, avant d’investir un spectre encore plus large par l’utilisation de la radio, des actualités cinématographiques et de films de propagande.
Enjeu de la guerre froide, la guerre d’Indochine n’échappe pas à ce type de communication, très codifié, qui s’apparente à une véritable arme de guerre.

Pour le Viêt-Minh (VM), l’entreprise est de taille et s’exerce simultanément sur deux volets :
– pour le premier, il s’agit d’influencer, de conditionner une population qui n’adhère pas d’emblée et dans son intégralité à l’idéologie marxiste ;

– pour le second, il s’agit de saper le moral des combattants du Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO), en s’attaquant notamment à la légitimité de son action, tout en lui offrant une “porte de sortie” (exiger leur rapatriement, déserter et rejoindre le “camp de la Paix”).

C’est notamment au travers de tracts (2) que le VM a entrepris cette politique d’intoxication.
A cet effet, le VM s’appuie sur les règles éprouvées de la propagande germano-soviétique, que sont le grossissement des faits, la simplification du contexte, personnalisation des responsables, dramatisation des conséquences et l’utilisation de mots ambigus pour composer le slogan véhiculé par le tract.

La première étape consiste donc à choisir des mots devant répondre à une nécessité, celle de ne pas s’adresser à l’intelligence par leur signification propre (celle du dictionnaire) mais à l’inconscient par leur résonance dans l’imagination.

Chaque mot est alors utilisé comme un levier qui, en fonction de sa teneur, soutient un but spécifique :
– un levier d’adhésion ou d’acceptation (c.à.d. bon) vis à vis de personnes, de décisions ou d’idées en les associant à des mots connotés positivement, comme “démocratie”, “liberté”, “justice”, “fraternité”, “progrès”, “paix”, “clémence”, etc.

– un levier de rejet (c.à.d. mauvais) vis-à-vis de personnes, de décisions ou d’idées en les associant à des mots connotés négativement, comme “guerre”, “mort”, “fascisme”, “agression”, “criminel”, “colonialisme”, “impérialisme”, etc.

Il est possible d’augmenter l’effet en les associant entre eux par exemple : « guerre d’agression coloniale », « sale guerre impérialiste ».

– un levier d’autorité ou de témoignage (c.à.d. notoriété) fournissant un argument indiscutable en l’associant à des mots disposant d’une autorité irréfutable, ne pouvant être remis en question, comme “science”, “Marx”, “Lénine”, “le Président Ho Chi Minh”, etc.

– un levier de conformisation (c.à.d. solidarité) pour gagner l’adhésion des foules en faisant appel à la force des émotions et aux actions collectives en l’associant à des mots comme “opprimés”, “prolétariat”, “frères colonisés”, “amitié des peuples”, etc.

La seconde étape consiste à créer le slogan, composé de plusieurs mots, qui renvoie à différents stimulus en fonction du but recherché :
– instinct de combat : « Luttez …, Exigez … » ;
– instinct “alimentaire” (conservation de l’individu) : « Soutenez …, Défense … » ;
– instinct “parental” (conservation de l’espèce) : « Paix … ».
A son tour, le slogan peut alors solliciter un seul stimulus ou en combiner plusieurs :
– « Luttez pour la défense de la Paix » ;
– « Exigez votre rapatriement immédiat et la Paix au Viet Nam » ;
– « Pas un homme, pas un sou pour la sale guerre » ;
– « Soutenez le bloc démocratique en lutte pour la Paix et la liberté des peuples opprimés » ;
– « la politique de clémence du Président Ho Chi Minh à l’égard des criminels de la sale guerre ».

Afin d’optimiser son effet, le tract peut ensuite être “personnalisé” afin :
– de cibler un récepteur spécifique : en langue allemande ou anglaise pour les légionnaires, en langue arabe pour les tirailleurs, en langue française adressée nominativement aux légionnaires, aux parachutistes, aux tirailleurs ou aux anciens de la Waffen SS (Division Charlemagne ou Wallonie), etc.
– d’interpréter à l’avantage du VM tout entreprise du CEFEO, en minorant un succès ou en majorant un échec.

Quelques illustrations :
Ce tract (recto-verso), daté de décembre 1953 et signé du président Ho Chi Minh est adressé aux prisonniers (“ennemis d’hier, nos hôtes forcés mais amis d’aujourd’hui”). Il leur annonce qu’un certain nombre d’entre eux (sans plus de précisions) seront libérés à l’occasion des fêtes de Noël pour répondre aux sollicitations des organisations patriotiques de France (le nom des coupables est précisé).
Ce tract, distribué aux forces du CEFEO, vise à montrer que la “politique de clémence” mise en oeuvre se traduit concrètement dans les faits.

Les deux tracts suivants s’appuient sur le cessez-le-feu en Corée (1953), présenté comme une victoire éclatante du bloc progressiste contre les impérialistes.

Ils font de cet événement les prémices inéluctables de ce qui se passera au Vietnam et donc un exemple à suivre. Ces tracts illustrent l’utilisation combinée des leviers de rejets (« sale guerre d’invasion colonialiste », « guerre d’agression impérialiste ») vus précédemment, en opposition aux leviers d’adhésion (« bloc démocratique ») et de “conformisation” (paix et liberté des peuples). A noter le stimulus de combat (« en lutte, réagissez contre … »).

Les textes de certains tracts sont parfois des reprises de slogans élaborés par les prisonniers eux-mêmes dans les camps aux cours de séances d’endoctrinement politique. Ils peuvent alors être signés de la mention vague “un collectif de prisonniers” ou d’une manière plus nominative. Dans ce dernier cas, les prisonniers peuvent ainsi indiquer à leur famille qu’ils sont toujours en vie, ne pouvant compter sur les auspices de la Croix rouge, non reconnue par le VM.

Les deux tracts ci-dessous misent sur l’affect de proximité en utilisant le mot “trouffions”, en évoquant les familles attendant le retour des soldats, plébiscité par l’opinion publique française qui milite pour leur rapatriement. On retrouve des leviers de rejet (« sale guerre »), d’adhésion (« paix »), de conformisation (« le peuple de France »), ainsi que certains stimuli avec l’instinct de combat (« exigez, pas un… pas un… ») et parental (« paix au Vietnam »).

Les trois tracts qui suivent sont des injonctions, notamment à déserter. Si dans le premier, cette injonction est faite de façon implicite, dans les deux suivants, elle est beaucoup plus explicite.

                                                               

Ainsi, dans le deuxième tract, le “futur” prisonnier apprend qu’il aura la vie sauve et sera traité correctement, ce qui semble indiquer que cela n’allait forcément de soi ! Il faut d’ailleurs attendre la note d’organisation VM du 26 janvier 1952 pour que soit officiellement stipulé que tout prisonnier aura la vie sauve au moment de sa capture et sera par la suite bien traité. Cette dernière mention est suivie, dans le texte original, d’une autre mention entre parenthèses et soulignée : « bien traité ne veut pas dire favorisé » (sic). Nous savons comment les commissaires politiques ont su traduire ces mots en actes dans les camps !

Le troisième va jusqu’à décrire la marche à suivre de façon très précise. Il s’adresse également à la population locale, en l’occurrence ici celle de Sontay, lui demandant de bien traiter son porteur. Le VM dédramatise ainsi l’acte de désertion, donnant ainsi toutes les assurances de sécurité au candidat déserteur. De plus, le titre du document, “Passe-port de la Paix” est à lui-seul de nature à effacer tout scrupule. Le soldat est alors placé au milieu d’un « no man’s land » avec d’un côté, le camp de la paix et du bien, de l’autre celui d’une guerre coloniale et du mal. Etant lui-même une victime, il ne tient qu’à lui de quitter le camp des impérialistes qui l’envoie faire à leur place une sale guerre !

Les deux tracts ci-dessous sont destinés à une catégorie spécifique de combattant ou une situation particulière : Le premier est destiné aux légionnaires germanophones, le second, aux parachutistes français.

Ce dernier fait mention des combats de Tu-Lê où, selon le VM, le 6ème BCP a été sacrifié sur ordre du haut commandement de Hanoi. Postérieur à octobre 1952, il est adressé à une unité de parachutistes français (autre que le 6), visiblement dans une situation délicate sans possibilité de décrocher. Peut-être Dien Bien Phu, après que la piste d’aviation soit devenue inutilisable (29/03) ?
Comme pour les tracts incitant à la désertion, celui-ci rappelle deux grandes lignes de la « politique de clémence de l’oncle Ho » : un bon traitement et un rapatriement rapide !

Le tract suivant est destiné à une population très particulière : les vétérans de la Waffen SS (Division Charlemagne et Division Wallonie).
Rédigé en français avec quelques fautes d’orthographe, il est signé d’un certain Albert Van Parys (nom à consonance belge mais possiblement d’emprunt). Il se présente comme étant lui-même un ancien Waffen SS, aujourd’hui rallié à la cause du VM.
Après le rapide exposé d’une situation qu’il prétend bien connaitre, Van Parys les incite à suivre son exemple de ralliement à l’armée de libération vietnamienne.

Ce tract est destiné aux Vietnamiens servant dans l’armée française. Il fait probablement référence aux massacres de Son Tay de 1883 lors des premiers combats de la conquête du Tonkin par les troupes françaises, sous le règne de Tu-Duc.
Au début de l’insurrection du VM, sa propagande faisait souvent référence aux combats de la conquête française pour exacerber le sentiment anti-français de certaines franges de la population, plus perméables à la xénophobie et au nationalisme qu’à l’idéologie marxiste.

Traduction :
« Aux Frères qui combattent dans les rangs français,
Le sang versé de nos compatriotes de Son Tây est aussi le vôtre, ne commettez pas de crime contre vos propres frères de sang.
Toutes destructions commises par l’envahisseur français se valent. Quel que soit le lieu sur notre territoire, ne prenez pas part à ces exactions en pensant éviter toute complicité dans ces crimes.
Ne restez pas indifférents et en assistant aux massacres perpétrés par les Français.
Ne restez pas sans état d’âme tout en étant méprisés par vos maîtres français.
Retournez vos armes contre les Français. Rejoignez nos rangs et Combattez pour une juste cause.
La Patrie vous attend et vous ouvre largement ses bras.
Le Président Hô et son Gouvernement restent et seront toujours cléments envers nos Frères ».

Ce dernier tract est le très ingénieux détournement d’un billet d’une piastre réalisé en 1953 à l’initiative du PCF.

Si l’avers est identique au billet en circulation, le revers a été modifié pour y insérer des slogans.

Si les trois messages figurant dans l’encadré et dans les deux cercles sont parfaitement explicites, la formule chapeautant l’ensemble interroge : “A qui le crime profite-t-il ?”. Le PCF fait très certainement référence au scandale de “l’affaire des piastres” qui, une fois révélée, fut très vite enterrée. La poursuite de la guerre d’Indochine est avant tout perçu ici comme un moyen permettant à des sociétés d’import-export, en relation avec des escrocs et certains hommes politique de réaliser de juteux bénéfices en jouant sur le taux de change Indochine/Métropole.
Si le PCF stigmatise ici cet enrichissement sordide qui se fait sur le dos du contribuable et le sang des combattants, il oublie néanmoins de préciser que le VM fait de même pour acheter des armes à l’étranger.

Quel impact sur le C.E.F.E.O ?

Le tract appartient à la propagande dite ” blanche ” dont la crédibilité est nécessairement limitée puisqu’émanant d’une source ouvertement ennemie.

Par ailleurs, s’il s’agit d’un outil de propagande à moindre frais, son mode de diffusion n’en demeure pas moins furtif et son ciblage très aléatoire. Celui-ci peut ainsi résulter d’épandages réalisés à la volée par des agents se déplaçant à vélo ou à moto dans des zones fréquentées par des militaires. Les tracts peuvent également être fixés sur les branches des arbres, les barbelés des postes ou dans leur périmètre immédiat sur les trajets des patrouilles ou laissés sur place après une attaque. A noter que certains prisonniers libérés à proximité de postes français, s’y sont présentés en distribuant des tracts sur lesquels figuraient une incitation à la désertion (3).

La charge affective d’un tract peut également varier en fonction du sujet abordé et de sa proximité avec son destinataire. Dans ce même registre, le simple fait qu’un tract soit vaguement signé par un “collectif de soldats” n’aura pas le même impact que celui signé d’une manière nominative par des personnes clairement identifiées. Le commandement doit alors s’employer à décrédibiliser le contenu du message et les signataires eux-mêmes en insistant sur la pression exercée sur ces derniers.

Pour toutes ces raisons, il est donc difficile de mesurer l’impact réel et global que ces tracts ont pu avoir sur le moral des combattants du CEFEO. Il n’en demeure pas moins que des cellules “Action Psychologique” ont été mises en place au niveau des deuxièmes bureaux des Etats-majors afin de combattre ce type de propagande en tentant de retourner contre le Viet-Minh ses propres arguments.

Côté Viet-Minh, ce type de support , au coût modique, semble avoir présenté suffisamment d’intérêt pour justifier, pendant toute la durée de la guerre, la mise en oeuvre de cellules dédiées, parfois encadrées et/ou conseillées par des spécialistes de la propagande du PCF.

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1 Il existe deux types de propagande, la première dite blanche, visant le moral de l’adversaire, ses effets sont nécessairement limités car émanant ouvertement d’une source ennemie ; la seconde dite noire, car trompant sur son émetteur d’origine, les mensonges et la désinformation diffusés apparaissant alors beaucoup plus plausibles.

2 A noter également les émissions de radios clandestines, ainsi que les messages de démoralisation diffusés directement par haut-parleurs ou porte-voix à proximité des postes.

3 Les prisonniers français dans les camps du Viêt-Minh, (p.49), Robert Bonnafous.

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