Par Philippe CHASSERIAUD, président IdF ANAPI
Un monument dédié aux prisonniers du Viet-Minh, civils et militaires, morts en captivité entre 1946 et 1954 a été inauguré à Morsang/Orge (91) le 5 octobre 2024. La conception et la conduite de ce projet mémoriel m’ont plongé dans de studieuses recherches, m’amenant au recensement de chiffres vertigineux. Ces derniers m’ont alors conduit à m’interroger sur d’autres hypothèses face à une telle hécatombe et une interrogation de taille : Tous nos prisonniers en Indochine ont-ils bien été libérés en 1954 ?
Au milieu des années 80, de nombreux films américains ont abordé le sujet des “POWs/MIAs” (Prisoners of War/Missing in action). Le scénario est alors immuable, de Missing in action 1 et 2 à Rambo II, des commandos américains partent en Asie du Sud-Est récupérer les boys toujours captifs dans les camps de prisonniers du Viêt-Cong. Cette question semble avoir longtemps préoccupée l’opinion publique américaine puisqu’en avril 1990, un sondage du magazine Time révélait que 62 % des personnes interrogées estimaient qu’il y avait encore des prisonniers américains vivants au Vietnam (84% chez les vétérans interrogés) (1).
A la fin de la guerre d’Indochine et dans les années qui ont suivi, l’opinion publique française semble avoir été, quant à elle, bien loin de cette préoccupation. Après s’être attendrie sur les états d’âmes de madame de Castries, elle s’est ensuite focalisée sur une série d’événements tragiques de l’autre côté de la Méditerranée (2). Quant aux autorités françaises, jetant rapidement un voile pudique sur le sort dramatique réservé aux prisonniers d’origine indochinoise (3), qu’ils appartiennent ou non au CEFEO (4), elles semblent alors avoir estimé qu’il s’agissait désormais d’une “affaire entre Vietnamiens”.
S’agissant du sort des autres prisonniers non libérés après 1954, en dépit de quelques signalements troublants, il semble que les responsables politiques aient été plus enclins à préserver l’acquis obtenu à grand peine à Genève et à jeter les bases d’une future coopération économique avec l’ancien adversaire, que de faire la lumière sur une nouvelle ignominie.
Revenons en Indochine à la mi-septembre 1954…
Depuis quelques temps, le flux de prisonniers restitués par le Viêt-Minh (VM) devient de plus en plus sporadique, amenant le commandement français à suspecter que celui-ci commence à se tarir. Le 15 octobre 1954, un ultime convoi est embarqué par la marine française à Samson comprenant 38 européens (5) dont 2 légionnaires et 112 Nord-Africains.
Dès lors, le général Ely, qui a remplacé le général Navarre comme commandant en chef en Indochine, peut mesurer par un macabre décompte l’étendue de la tragédie qui s’est jouée : 21 448 prisonniers sont présumés disparus (6).
Bien que ce nombre puisse faire l’objet de quelques ajustements (distinction entre disparus, déserteurs et prisonniers, explications peu crédibles du VM), il n’en demeure pas moins considérable.
De fait, tout au long de la guerre d’Indochine, le VM ayant interdit l’accès de ses camps à la croix rouge, considérée comme une « officine d’espionnage des Impérialistes », le nombre exact de prisonniers a été difficile à établir. Ce n’est véritablement qu’à partir de 1952 qu’il est possible d’y voir un peu plus clair. D’une part, côté VM, la prise en compte officielle (7) de la problématique des prisonniers, à défaut d’améliorer leurs conditions de survie, permet en partie un recensement nominatif, parfois simplement numérique. D’autre part, côté français, la création de l’Office du prisonnier (8), voulue par le général de Lattre, permet de recevoir et de centraliser toutes les informations susceptibles d’être recueillies auprès des ex-présumés disparus et des prisonniers de guerre et otages civils libérés afin de les croiser avec celles des états-majors, des services spécialisés du renseignement et de la Croix rouge. Ainsi, le 4 novembre 1952, l’Office du prisonnier a effectué un travail de synthèse permettant d’établir un premier recensement des prisonniers militaires, par Armée et par Etat, ainsi que celui des otages civils, soit 22 244 militaires et 584 civils (9).
Par ailleurs, la distinction entre disparus, déserteurs et prisonniers semble avoir été établie de façon hâtive par le commandement français depuis sa décision de considérer « tout disparu, dont l’état de prisonnier ne peut être confirmé, comme présumé déserteur »(10). Une fois les situations éclaircies, un jugement est alors nécessaire pour disculper les intéressés, les décédés en particulier (11). Or, sur le plan administratif, la transformation du statut de “disparu” en celui de “prisonnier”, indispensable aux familles pour bénéficier de la délégation de solde (12), s’avère être un véritable parcours du combattant. Si les possibilités sont multiples, elles ne sont toutefois pas systématiquement acceptées par une administration tatillonne, n’ayant par ailleurs jamais été confrontée à ce type de situation. Il est ainsi possible de pouvoir s’appuyer sur les déclarations d’un camarade de combat attestant que l’intéressé a effectivement été capturé, sur celles d’un prisonnier libéré confirmant que l’intéressé était bien captif (13), sur la signature de l’intéressé lui-même au bas d’un manifeste (14) ou d’un courrier envoyé à la famille (15).
La restitution de prisonniers quasi-moribonds et les témoignages sur leur quotidien justifient alors amplement aux yeux du commandement français un taux de mortalité aussi effroyable16. Ces éléments viennent ainsi favoriser l’acceptation d’un aussi grand nombre de disparus, sans avoir à se poser davantage de questions !
Le 21 juillet 1955, cette question semble définitivement close puisque dans une note (17), le lieutenant-colonel Bertrand, chef du bureau des disparus, rend compte à Paris que l’Armée populaire vietnamienne (AVPN) déclare avoir rendu la presque totalité des PG européens, nord-africains qui étaient en vie au moment du cessez le feu.
Outre la mort de certains captifs (qu’elle s’empresse d’imputer aux bombardements français frappant sans discernement les camps et les convois de prisonniers), elle reconnaît néanmoins que d’autres, intransportables, sont effectivement morts en captivité dans les quelques jours qui ont suivi la fin des hostilités. L’AVPN précise par ailleurs que les ralliés et les déserteurs ne seront pas rendus, ayant choisi, soit de rester sur place, soit de rentrer chez eux par la “voie démocratique” (notamment des légionnaires originaires d’Europe de l’Est).
Enfin, elle se refuse systématiquement à faire connaître le sort réel réservé à certaines catégories de prisonniers : les officiers du 2ème bureau, les officiers de renseignement et les interprètes vietnamiens des forces terrestres. Interrogée sur les raisons susceptibles d’expliquer un aussi grand nombre de disparus, l’AVPN n’apporte aucune précision. Le lieutenant-colonel Bertrand conclut son rapport en évoquant « la possibilité que des prisonniers, séparés des autres, aient été exécutés (18)».
Si désormais toute interrogation sur d’éventuels prisonniers gardés captifs en dépit des accords de Genève semble avoir été “anesthésiée”, quelques éléments troublants viennent relancer cette possibilité :
Les derniers éléments évoqués par le lieutenant-colonel Bertrand semblent en partie confirmés par une directive du commandement VM de Cochinchine (19) qui ordonne de garder les prisonniers dont la présence n’est pas connue des libérables. Ces PG sont gardés dans des camps secrets car jugés trop dangereux : officiers de renseignement, officiers des unités de commandos, militaires des GCMA, militaires ayant commis des atrocités, prisonniers signalés pour leur mauvaise conduite dans les camps (20).
Ces PG sont gardés dans des camps secrets car jugés trop dangereux : officiers de renseignement, officiers des unités D’une façon plus générale, certains témoignages de rescapés du camp n°1, le camp des officiers, laissent même entendre qu’initialement le VM n’avait pas du tout l’intention de rendre les officiers captifs, prétextant alors une mortalité brutale due à des pathologies tropicales (21). Toutefois, afin de témoigner de sa bonne volonté, le VM pris soin d’intégrer, aux premières libérations anticipées d’hommes de troupe, 2 ou 3 officiers du camp n°1. Capturé lors des combats sur la RC4 en octobre 1950 le lieutenant Beucler (22) alla dès sa libération le 28 août 1954, consulter la liste des prisonniers présentées par le VM à la commission d’armistice. Il constata alors qu’une quarantaine de noms, considérés comme “vipères lubriques” (23), avaient tout simplement été “oubliés”. Après protestation de la partie française, ces derniers réapparurent comme par enchantement sur les listes (24).
Cette révélation n’en est pas vraiment une puisque dès le 14 septembre 1954, des sources des SR français (25) évoquaient déjà l’existence de deux camps dits de représailles, l’un à Lang Trang, à 31 km au nord-est de Tuyen Quang, l’autre dans la région de Ba Be. Les captifs seraient essentiellement des officiers de renseignement, des commandos de tous grades, des GCMA et de militaires ayant commis des exactions (26).
En décembre 1954, les SR font également état de deux renseignements, issus de source VM, attestant de la présence de prisonniers non libérés à cette date (27) :
– le premier est l’interception d’un message alertant les services de sécurité VM de Langson et de Phuc Yen de l’évasion de 5 prisonniers européens et africains dans l’après-midi du 7 décembre afin qu’ils placent des gardes à tous les carrefours.
– le second est un document adressé au régiment 148 lui annonçant qu’un convoi de prisonniers européens et africains, détenus à la sureté de Phu To va se déplacer, exigeant le secret au départ et à l’arrivée du convoi.
Une note du SDECE (28) du 15 mars 1956, rapporte que début novembre 1955, sur le tronçon de route situé entre Hoa Binh et Moc Chau (nord Vietnam), une cinquantaine d’Européens, torse nu et en sandales, travaillaient à la réfection de la chaussée. La source qui a vécu très longtemps avec les Français et qui parle la langue ajoute que ces hommes étaient bien des prisonniers de guerre et qu’ils étaient gardés par des soldats armés.
Le rédacteur de la note précise que « ces Européens ne peuvent être que des prisonniers de guerre car les déserteurs ou les ralliés européens, travaillant en brousse, ne sont jamais gardés militairement ».
Fin juillet 1956, ce même informateur, lors de différents déplacements, affirme avoir vu d’autres prisonniers au travail :
– douze prisonniers à Tinh Tu, rudoyés et gardés par un rallié de type africain ;
– trente-sept prisonniers entre Tuyen Quang et Phu Doan ;
– trois prisonniers à Thaï Nguyen ;
– dix prisonniers à Dong Vang.
Informé de ces faits, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, en accord avec sa délégation générale à Hanoi, estime qu’il s’agit d’une confusion avec des ralliés ou d’anciens déserteurs.
Pourtant, peu après, l’informateur du SDECE parvient à identifier deux européens :
– le premier est Louis Tillard, militaire démobilisé en Indochine. Resté sur place pour travailler dans une entreprise de travaux publics, il a été enlevé avec ses ouvriers par un commando VM sur un chantier proche de Tourane le 25 janvier 1949.
– le second est Hervé Monze, militaire capturé par le VM sur la route de Cao Bang en 1947. Il remettra à l’informateur un petit mot pour sa femme domiciliée à Crozon (Finistère) : « Gardez espoir, suis encore vivant, bon courage » (29).
A la lueur de ces éléments, il est donc probable qu’un certain nombre de nos prisonniers ait été maintenu captif dans les geôles du VM bien au-delà des accords de Genève de 1954 et y soient morts dans l’indifférence générale.
Les différents acteurs politiques concernés, notamment le ministère de la Défense et celui des Affaires étrangères semblent avoir manifesté peu de volonté d’étudier véritablement cette éventualité, comme en témoignent leurs demandes d’éclaircissement relativement timorées auprès des autorités vietnamiennes. La seule intervention notable du Quai d’Orsay est celle ayant permis la libération du lieutenant Eychenié, du 2ème bataillon thaï, le 28 décembre 1955 à Hong Kong, faisant de lui, très officiellement (30), le dernier prisonnier de la guerre d’Indochine à être libéré (31).
Quant aux responsables militaires, on peut imaginer que leurs préoccupations se trouvaient désormais davantage tournées vers l’Afrique du Nord, confrontée aux prémices de ce qui ne s’appelait pas encore la guerre d’Algérie
A la tragédie vécue par les prisonniers pendant leur captivité, à celle des rescapés, rentrés en métropole dans l’indifférence générale, suspectés d’intoxication marxiste (32), livrés à la hargne du PCF (33) et confrontés à une administration tatillonne et sourde à leurs problèmes (34), n’y aurait-il pas matière, à la lueur des faits exposés précédemment, à y ajouter une nouvelle ignominie ? Celle de prisonniers “oubliés” dans les mouroirs du VM dans un silence assourdissant et coupable. Sans être pour autant catégorique, il m’est aujourd’hui impossible d’évacuer ce doute !
A chacun désormais de se faire une opinion ….
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1 En 1993, des spécialistes MINEX français de l’APRONUC ont accompagné les forces spéciales américaines chargées de retrouver l’emplacement d’anciens camps de prisonniers dans le nord du Cambodge.
2 Notamment le tremblement de terre d’Orléansville (1500 morts) le 16/09/1954, puis la Toussaint rouge, le 01/11/1954 …
3 90% de mortalité dans les camps de détention.
4 Cf. Oublié 23 ans dans les goulags viet-minh, Ba Xuan Huynh : officier français, St Cyrien, ancien aide de camp du général de Lattre, il fait prisonnier le 10 avril 1953 et ne sera libéré qu’en 1976 !
5 Parmi ces derniers se trouvent 6 civils (1 femme et 5 hommes), missionnaires capturés au Laos.
6 Chiffre fourni par Roger Bruge dans son ouvrage Les hommes de Dien Bien Phu. Ce chiffre ne prend pas en compte les “disparus” de l’armée vietnamienne.
7 Les prisonniers français dans les camps du Viêt-Minh, (p. 54), Robert Bonnafous. Cf. note VM du 26/01/1952.
8 15/01/195218 Les prisonniers français dans les camps du Viêt-Minh, (p. 214), Robert Bonnafous
9 Les prisonniers français dans les camps du Viêt-Minh, (p. 64), Robert Bonnafous
10 Les prisonniers français dans les camps du Viêt-Minh, (p. 215), Robert Bonnafous
11 Qu’est-il advenu des soldats morts au combat dont les corps n’ont pas pu être retrouvés ultérieurement ?
12 Tant que l’état de prisonnier n’est pas reconnu, les familles ne bénéficient que de 1/5 de la solde
13 Les prisonniers français dans les camps du Viêt-Minh, (p. 231), Robert Bonnafous
14 Cf. Le manifeste du camp n° 1, Jean Pouget
15 Les prisonniers français dans les camps du Viêt-Minh, (p. 61), Robert Bonnafous. Rien que pour l’année 1951, 2200 courriers ont ainsi échangés
16 Plus de 70%
17 Note n°2914/BDPGI/UF : Libération des PG des pays de l’Est, carton 10 H 315, archives de Vincennes
19 Liste carton 10 H 315, archives de Vincennes
20 Les prisonniers français dans les camps du Viêt-Minh, (p.214), Robert Bonnafous
21 La clémence de l’oncle Hô, un mensonge meurtrier, (p. 161), Alexandre Le Merre
22 Futur secrétaire d’Etat à la Défense puis aux Anciens Combattants (1977- 1978), à l’origine de l’affaire Boudarel
23 Officers jugés irrécupérables sur le plan idéologique par le VM et donc dangereux
24 La clémence de l’oncle Hô, un mensonge meurtrier, (p. 162), Alexandre Le Merre
25 Les hommes de Dien Bien Phu, (p. 603), Roger Bruge : BR n°2575
26 Les hommes de Dien Bien Phu, (p. 604), Roger Bruge
27 Les hommes de Dien Bien Phu, (p. 603), Roger Bruge
28 Les hommes de Dien Bien Phu, (p. 604), Roger Bruge : note incluse au dossier n° 6724 SSDN FA/SP EI, transmis le 14/04/1956, au secrétariat particulier du ministre de la Défense nationale et des Forces armées
29 Les hommes de Dien Bien Phu, (p. 605), Roger Bruge. Selon l’auteur, Monze, né en 1915 a fini par être libéré puisqu’il est décédé à Eubonne (Val d’Oise) le 25/11/1987. Aucune nouvelle en revanche de Tillard.
30 Note n°2914/BDPGI/UF : Libération des PG des pays de l’Est, carton 10 H 315, archives de Vincennes
31 Enlevé à Binh Lu par des trafiquants d’opium le 04/04/1951, puis livré au VM, il aurait ensuite été repris par des militaires chinois et entrainé de l’autre côté de la frontière. Il a de ce fait été accusé par les autorités chinoises d’avoir pénétré son territoire sans autorisation à des fins d’espionnage.
32 Les anciens prisonniers restés dans l’armée feront l’objet d’une suspicion de la sécurité militaire, ralentissant de fait leur avancement et les privant d’accès à des postes sensibles ou à responsabilités
33 Par pure idéologie, le PCF a apporté son soutien au Viêt-Minh : sabotage et détournement d’une partie du matériel et de l’armement à son profit, envoi dès 1950 de deux représentants permanents en Indochine, vérification des biographies rédigées par les prisonniers, participation au lavage de cerveau des prisonniers (Boudarel), accueil musclé des “fins de séjour” et des blessés d’Indochine rapatriés en métropole
34 Alors que la famine régnait dans les camps, les rescapés auront la surprise de constater que le prêt-franc destiné à couvrir les frais d’alimentation a été déduite de leur solde, l’administration estimant qu’ils avaient nourri gratuitement par le Viet-Minh. Ils constateront également que leur temps de captivité a été comptabilisé en ½ campagne (1 an = 6 mois de bonification), au lieu d’une campagne double (1 an = 2 ans), habituellement attribuée aux militaires servant en Indochine (comparable à celle d’un militaire servant à la même époque à Berlin !).
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