par Philippe CHASSERIAUD, président IdF ANAPI
Si les effroyables conditions de vie des prisonniers du Viet-Minh ont fait l’objet de nombreux ouvrages, il existe peu de témoignages sur la manière dont cette captivité a été vécue par les familles en métropole, notamment par les épouses, face à une administration souvent inadaptée à des situations jusque-là inédites.
Les courriers de l’administration et les 12 lettres que le lieutenant Jacques Dop a fait parvenir à sa jeune épouse pendant ses 4 années de captivité au camp nr. 1 reflètent les innombrables vicissitudes administratives auxquelles elle a été confrontée, mais aussi ses angoisses et ses inévitables interrogations. Cette situation, vécue par tant de femmes de prisonniers, a néanmoins trouvé une issue heureuse, contrairement à de nombreuses familles.
Jacques Dop est un jeune officier qui a vécu les derniers soubresauts de la seconde guerre mondiale dans la Résistance. Engagé pour la durée de la guerre, décoré de la croix de guerre 1939-1945, il est remarqué par ses chefs qui l’envoient suivre successivement le stage de formation des sous-officiers, puis celui des officiers.
Tout juste promu lieutenant d’active le 10 juin 1949, Jacques Dop épouse Geneviève de Gaullier des Bordes le 27 juin 1949 à Bordeaux.
Son caractère aventureux le pousse vers des unités dont l’emploi spécifique en Indochine est tout à fait innovant : les parachutistes … qui plus est ceux de la Légion étrangère.
Début avril 1949, Il est tout d’abord envoyé à Sétif en Algérie au sein du 3ème Bataillon Etranger de Parachutistes (BEP) qui forme les compagnies de relève pour les 1er et 2ème BEP, déjà projetés en Extrême-Orient.

Profitant de liens familiaux en Algérie et bien que cela ne soit pas autorisé, Geneviève le rejoint sur place.
Le départ pour l’Indochine finit par sonner le 10 août 1950. Le couple se sépare pour la première fois avec tristesse mais avec néanmoins l’heureuse perspective d’une naissance à venir dans quelques mois. Geneviève regagne alors Bordeaux où se trouve le domicile de ses parents.
Un mois plus tard, le 9 septembre 1950, Jacques Dop débarque à Saïgon et découvre l’Indochine. A peine arrivé, il participe à des opérations de police dans le delta tonkinois. Toutefois, les évènements se précipitant sur la RC4, sa compagnie est mise en alerte et est parachutée le 8 octobre 1950 avec le 3ème Bataillon Colonial de Commandos Parachutistes.
(BCCP) pour venir au secours de 9 bataillons qui connaissent de sérieuses difficultés après les replis de Cao Bang et Dong Khé.
Un terrain inapproprié et des combats d’une violence jusqu’alors inconnue en Indochine entrainent rapidement la mise hors de combat de plus de 2/3 des effectifs. Après 6 jours et 6 nuits d’une marche harassante, désormais à court de vivres et de munitions, l’unité du Lieutenant Dop est totalement encerclée. L’ordre est alors donné de constituer des petits éléments mieux à même, à la faveur de la nuit, de s’infiltrer et passer les lignes ennemies. C’est en tentant de rompre cet encerclement que le lieutenant Dop est capturé dans les environs de That Khé … à peine un peu plus d’un mois après son arrivée en Indochine … Ce 14 octobre 1950 marque le début d’un long calvaire qui ne s’achèvera que 4 ans plus tard.
Geneviève apprend par les journaux le désastre de la RC 4 mais ne peut encore imaginer l’ampleur de la tragédie qui s’est jouée dans les calcaires de Co Xa et où la quasi-totalité du bataillon de Jacques a été engloutie. Où est-il ? Comment va-t-il ? Est-il en toujours en vie ? Des questions simples qui ne trouvent pour l’heure aucune réponse … Commence alors une insoutenable attente ! … les jours, puis les semaines passent … toujours aucune nouvelle !
Forte de son expérience passée, dès la fin du mois d’octobre 1950, la Croix rouge française adresse un message aux familles des disparus, indiquant qu’elle est en mesure, soit de transmettre un colis qu’elles pourront confectionner elles-mêmes (limité à 3 kg et à raison d’un par mois), soit de faire parvenir au prisonnier un colis-type contre l’envoi d’une certaine somme d’argent (1). Bien entendu, la CRF précise qu’elle ne peut accepter ces fonds que « dans la mesure où la famille a l’assurance que le militaire est bien prisonnier » ! C’est justement là que le bât blesse puisque la CRF n’est en mesure d’établir aucune liste.
Si l’afflux de prisonniers (2), aussi inattendu que massif, oblige le Viêt-Minh à reconsidérer sa gestion des prisonniers, entrevoyant désormais tous les avantages qu’il peut en tirer au travers d’une rééducation idéologique, il révèle, côté français, l’inadaptation des procédures habituelles, face à un adversaire qui refuse d’appliquer les conventions de Genève et voit dans toute médiation de la Croix rouge une “entreprise masquée des services de renseignement capitalistes”.
Ainsi, début décembre, rapidement débordé par l’afflux de colis, le Service Social des Forces Françaises du Vietnam Nord et de la Zone Opérationnelle du Tonkin informe les familles qu’il n’est pas en mesure de les distribuer, « aucune entente n’étant intervenue jusqu’à ce jour entre la CRF et la Croix rouge du parti adverse ».
La sidération initiale de Geneviève a rapidement laissé la place aux interrogations et aux angoisses journalières, suivies de nuits blanches interminables où Jacques est omniprésent. A peine réveillée, Geneviève doit cloisonner son esprit, au risque de ne plus avancer, submergée et paralysée par l’incertitude du lendemain. Elle doit réagir, prendre les problèmes un par un mais aussi, étant enceinte, se focaliser sur l’arrivée prochaine d’un enfant. Son courage et son abnégation ne peuvent être qu’à la hauteur de ceux de son mari, là où il se trouve !
Geneviève ne tarde pas à mettre en pratique ses bonnes résolutions, s’engageant sans tarder dans un combat de longue haleine face à une administration tatillonne, bureaucratique … et souvent inopérante.
Comme tout partant pour l’Indochine, Jacques a souscrit au bénéfice de son épouse une délégation volontaire de solde (3) lui permettant de subvenir à ses besoins et, dans le cas présent, de préparer dans les meilleures conditions l’arrivée de leur premier enfant.
Pour continuer à en bénéficier, Geneviève doit désormais clarifier au plus vite la position de son mari “disparu” auprès de l’administration. Or, seul le Ministère des Anciens Combattants et Victimes de Guerre, se basant sur des renseignements venant d’Indochine, est habilité à fixer la position d’un militaire, à savoir “disparu, présumé tué” ou “disparu, présumé prisonnier”.
Sans tarder, Geneviève rassemble toutes les pièces nécessaires à l’établissement d’un “dossier de pension d’épouse de disparu” qui lui permet, une fois celui-ci agréé, de percevoir, pendant 3 mois, la solde complète puis, chaque mois, une délégation d’office, égale à la pension de veuve (4) jusqu’à ce que la position du mari soit officialisée (tué ou prisonnier). Dès lors que la situation de prisonnier est attestée, elle peut à nouveau percevoir la délégation volontaire de solde souscrite initialement par son mari.
Toutefois, l’établissement puis l’agrément du dossier nécessitant un certain délai, les épouses bénéficient d’office pendant les 3 premiers mois, à la date du dépôt de la demande, de la délégation volontaire de solde … ensuite plus rien jusqu’à l’agrément du dossier !
Le 11 décembre 1950 arrive enfin de l’Etat-Major, via la CRF, une petite lueur d’espoir : le témoignage d’un blessé, rendu par le Viêt-Minh et évacué par la Croix Rouge qui dit avoir vu Jacques, prisonnier du Viet-Minh … mais en vie !
Enfin, le 20 décembre 1950, le cabinet du maire de Bordeaux est destinataire d’un télégramme laconique du Ministère des Anciens Combattants et Victimes de Guerre demandant d’annoncer =avec ménagement= à Madame Geneviève Dop, que son mari, le lieutenant Jacques Dop est déclaré “porté disparu, présumé prisonnier” à la date du 15 octobre 1950.
Ne pouvant envisager d’autre option que celle de la captivité, Geneviève s’empresse donc d’effectuer les démarches administratives. Quelle n’est pas sa surprise, lorsqu’elle reçoit le 7 février 1951 une réponse des services de l’Intendance de la France d’Outre-mer lui annonçant qu’aucune pension ne peut lui être accordée avant un an de disparition effective de son mari !!!
Toutefois, après des mois d’une attente insupportable, Geneviève reçoit enfin les 3 premières lettres de son mari. Au-delà de l’énorme soulagement de le savoir en vie, elle apporte à l’administration une preuve incontestable de l’état de prisonnier de son mari.
Il lui faut néanmoins attendre le 16 avril 1951 pour qu’un télégramme du Ministère des Anciens Combattants et Victimes de Guerre annonce que le lieutenant Jacques Dop du 1er BEP, porté disparu le 15 octobre 1950 à That Khé (Tonkin) est officiellement déclaré prisonnier.
La première lettre de Jacques, datée du 19 octobre, bien que courte, se veut rassurante. Allant à l’essentiel, il indique qu’il est prisonnier depuis le 14, mais qu’il n’y a pas d’inquiétudes à avoir, « les Viets sont très corrects » (sic). Au passage, quelques conseils pour percevoir la délégation de solde, un contact à prendre avec le capitaine Raffali pour récupérer ses affaires restées à Hanoï … et puis en conclusion « garde espoir et confiance ».
La seconde lettre est datée du 3 janvier 1951 marque son premier Noël de prisonnier. Les voeux qu’ils forment pour cette nouvelle année sont simplement d’avoir un beau bébé et de revoir sa femme. Pour Noël, Jacques lui fait part du bonheur qu’il a eu de recevoir une lettre datée du 25 octobre, la première ! … un échange de lettres, même sporadique, est donc possible. Un infime réconfort sur lequel il est possible de s’accrocher pour tenir. Le moral de Jacques semble bon, allant jusqu’à faire de l’humour en soulignant que sa dextérité à manger désormais avec des baguettes lui permettra à son retour d’apprendre à son enfant à faire de même pour manger sa bouillie !
La troisième lettre, datée du 28 février 1951, a été écrite à l’occasion de la fête du Têt. Jacques sait qu’en théorie son enfant est né mais n’a toujours aucune nouvelle de cette naissance … L’accouchement s’est-il bien passé ? Est-ce une fille ou d’un garçon (5) ? Il précise néanmoins que sa santé et son moral sont bons.
Pour Geneviève commence alors l’attente insoutenable, interminable d’une nouvelle lettre. Ce silence inexplicable est propice aux hypothèses les plus sombres même si elle arrive à se convaincre, de temps à autre, que la distribution du courrier demeure très aléatoire à 12 000 km de la métropole. Quatre mois sont généralement nécessaires à l’acheminement d’une lettre. D’ailleurs, Jacques n’a-t-il pas expressément demandé de passer par Prague plutôt que par la Croix rouge qui est inefficace ? Une lettre finit enfin par arriver, datée du 13 mars 1952, soit écrite plus d’un an après la dernière reçue. Après de brèves informations d’ambiance insistant sur le fait que tout va bien, « une vie saine, au grand air, sans barbelé, en parfaite entente avec les gardiens », Jacques, étrangement, ne lui demande aucune nouvelle de Dominique dont il connait pourtant désormais l’existence … mais de Wang, le chien et du rapatriement de sa cantine militaire !
Geneviève s’interroge également sur les références récurrentes au Lieutenant G (6) avec lequel Jacques n’avait pas vraiment d’affinité, puis de sa récente libération dont il entend « suivre l’exemple » ? Enfin, pourquoi suggérer à son épouse, si elle le souhaite de s’inscrire à l’Action Catholique Ouvrière (7) ?
Geneviève prend véritablement conscience des conditions de vie de son mari et de la tragédie qui se joue au camp n°1 lorsqu’un camarade de captivité (8), libéré le 10 août 1952, lui rend visite. Il lui raconte alors le quotidien des prisonniers, les simulacres d’exécution, l’absence d’hygiène, les morts (9) et le jeu malsain qu’il faut jouer avec le Viêt-Minh pour donner des gages de son “engagement en faveur de la Paix”, seul espoir de voir un jour son nom inscrit sur une liste des
prisonniers libérables. Geneviève comprend désormais ce que les lettres de Jacques ne pouvaient pas lui dire ouvertement et la nécessité de lire entre les lignes.
La lettre suivante de Jacques est datée du 1er janvier 1953. C’est son troisième Noël de captivité. Après deux premiers convois de libérables, aucune libération n’a eu lieu pour Noël 1952 … et plus aucun convoi n’est annoncé ! Son moral s’en ressent et chaque phrase de sa lettre est empreinte d’une profonde et déchirante détresse : « … on nous a recommandé d’oublier nos familles, de nous considérer comme veufs mais c’est tout de même difficile. Enfin de ton côté, tache de m’oublier, profite de ta jeunesse et lutte pour la Paix… J’espère que notre petit Dominique aura un parrain qui saura remplacer son papa dans son éducation. J’aurais aimé connaitre ses amies mais la vie en a décidé autrement. Pour moi, toute joie est morte. Nous vivons déjà loin du monde des vivants avec la seule consolation de pouvoir lutter pour la Paix. A ce sujet, j’ai pensé à Olivier qui est certainement bien placé pour te conseiller ». Olivier ??? …Olivier n’est autre que leur neveu qui, à l’époque, n’a que 2 ans !!! …Il est donc particulièrement bien placé pour lui prodiguer des conseils.
Geneviève mesure alors pleinement la signification de ce subterfuge et se rappelle du chantage malsain que subissent les prisonniers dans les camps.
Elle comprend qu’elle doit, elle aussi, dans chaque lettre (que le Viêt-Minh ne maquera de lire avant d’être distribuée) faire écho aux propos de Jacques, montrer des gages de son adhésion au camp de la Paix (10), montrer que le “camarade Dop” est sur la bonne voie et que ses propos portent ! Tout est bon pour accélérer la libération de Jacques, d’autant plus que tout est faux … seul le résultat compte !
Geneviève a conscience que le jeu de dupes auquel elle participe à partir de la France est bien plus simple et moins risqué (11) que celui que Jacques doit mener sur place (12). Capturé alors qu’il venait à peine d’arriver en Indochine, ses autocritiques en tant que “criminel de guerre” ne pouvaient être qu’anecdotiques (13)!
L’effroyable réalité du quotidien d’un prisonnier limite singulièrement ses options pour survivre, notamment lorsqu’aucun salut n’est à attendre des responsables militaires et politiques de son pays. Il faut alors savoir se “mouiller” personnellement, sans impliquer les camarades, accepter de se salir un peu pour survivre et attendre que son nom figure enfin sur une liste de libérables. Y avait-il véritablement, honnêtement d’autres choix ?
Après la précédente phase dépressive de Jacques qui fait craindre le pire à Geneviève, la lecture de la lettre suivante, datée du 7 mars 1953, est un véritable soulagement : Jacques a repris courage, retrouvé son moral et son ton ironique, évoquant le retour de l’ancien chef du camp (14),
loué pour ses qualités et les activités au grand air, propices à une bonne santé … S’en suit à nouveau une longue diatribe contre la guerre en Indochine, la manifestation de son engagement pour la paix mondiale et pour Geneviève, une exhortation à suivre son exemple. Une nouvelle fois, les judicieux conseils à prendre auprès d’Olivier sont mis en avant … Tout est dit !
Les lettres suivantes semblent être toutes écrites sur un même modèle stéréotypé : « Nous bénéficions de la clémence du président Ho Chi Minh / Nous sommes bien traités / La France mène une guerre colonialiste criminelle et injuste / Il faut lutter par tous les moyens contre cette sale guerre … en rejoignant un mouvement, en soutenant par les votes les partis démocratiques français qui lutte pour la Paix mondiale »… avec toujours des petits éléments, ça et là, qui viennent rappeler, si cela était encore nécessaire, que son rédacteur est sous contrainte.
L’ouverture de la conférence de Genève, le 26 avril 1954, constitue pour Geneviève une nouvelle raison d’espérer avec la perspective raisonnable d’un règlement rapide du conflit … Viendra alors la fin des combats … puis la Paix … et enfin la libération des prisonniers ! Les dernières lettres de Jacques témoignent toujours de sa bonne santé et d’un bon moral. Il doit désormais tenir encore un jour, encore une semaine, encore un mois, ne pas sombrer si près du but ! Tout semble devoir se jouer à Dien Bien Phu. C’est désormais, une question de temps !
Dans sa lettre du 18 mai, Jacques ne mentionne pas la défaite de Dien Bien Phu (15)qui va très vraisemblablement hâter la fin de la guerre ? Il précise simplement qu’il va bien et rien ne compte plus pour Geneviève que cette merveilleuse nouvelle. Jacques ajoute laconiquement qu’« ici la vie continue … ».
La lettre de Jacques du 1er juin 1954 indique néanmoins que « la conférence de Genève a l’air d’évoluer dans un sens favorable. C’est une grande victoire du camp de la Paix mais ne nous laissons pas aller à un optimisme déraisonné, restons vigilants. Peut-être que dans un avenir plus ou moins proche notre famille sera réunie ? ».
Pour Geneviève, il est clair désormais que Jacques, lui-aussi, a visiblement compris que l’issue est proche. Son état d’esprit est rassurant et va lui permettre de tenir, de s’accrocher et d’attendre une libération qui, au fil du temps, était devenue impensable.
Avec la signature des accords de Genève, le 21 juillet 1954, Geneviève s’est faite à l’idée que la libération des prisonniers n’était plus désormais qu’une question de temps. Tenir ! Tenir encore un peu, surtout ne pas flancher si près du but !
Dans sa dernière lettre de prisonnier, datée du 1er juillet 1954, Jacques indique qu’il va bien mais surtout s’abstient pour la première fois de toutes mentions politiques. Il se laisse même aller à évoquer l’arrivée de nouveaux prisonniers qui lui ont montré des photos de voitures nouvellement sorties dont l’esthétisme lui plait beaucoup !
En parallèle des discussions menées à Genève, une commission militaire (16) s’est réunie dans le camp de Trung Gia (17) afin de discuter des modalités d’application des accords, notamment celles
concernant l’échange des prisonniers. Commence alors la libération des premiers convois avec l’annonce préalable, sur les ondes de la radio française, des noms de chaque prisonnier libéré.
Il n’y a plus une seconde à perdre et l’effervescence gagne toute la famille, chacun organisant ses activités afin de pouvoir assurer une écoute permanente de la radio…
Après 4 années interminables sonne enfin l’heure de la liberté pour Jacques dont le nom vient d’être cité à la radio. C’est aussi celle de la délivrance pour Geneviève, libérée à son tour de ses angoisses et de ses cauchemars au cours desquels une issue dramatique avait si souvent été redoutée.
Toutefois, le soulagement et l’euphorie de Geneviève s’estompent brusquement après que la presse ait évoqué l’effroyable état physique de certains prisonniers, mourant d’épuisement à peine libérés.

Fort heureusement pour Jacques, bien qu’il soit épuisé physiquement et vieilli prématurément, il a eu la chance, en dehors de quelques crises de paludisme, de n’avoir jamais été victime de dysenterie (18) pendant toute la durée de sa captivité.
La lettre datée du 3 septembre 1954 marque véritablement pour Geneviève l’épilogue de cette tragédie. Jacques lui fait alors partager l’ivresse de sa liberté retrouvée mais aussi la réalité de l’enfer qu’il a vécu au quotidien. Il va devoir désormais retrouver sa place et plus que jamais s’acclimater progressivement à une “vie ordinaire”, celle à laquelle il avait tant rêvé en captivité :
« Libre. Ouf !!! Que te dire, par où commencer ? Je t’embrasse mille et mille fois et serre bien fort Dominique sur mon coeur. Oui, depuis hier 2 septembre 5h00 de l’après-midi, heures locales où j’ai mis les pieds sur un bateau battant pavillon français, j’étais libre, libre. C’est inouï, incroyable, je ne réalise du reste que très difficilement la première fois que je revoyais le drapeau français … j’ai pris mon premier repas européen et j’ai dormi dans un lit fort heureusement très dur … Mon premier plaisir est de t’écrire, t’écrire en pouvant parler, parler de tout librement sans avoir besoin de glisser la phrase “dans la ligne”. Non, le plus épouvantable ce fut cette politique, cette propagande, ce chantage éhonté. Ce régime est épouvantable, c’est un danger effrayant. Les Viets sont des gens abominables, faux, menteurs, sadiques. Je n’étais pas communiste, tu le sais, mais je ne savais pas exactement pourquoi. Maintenant je le sais… C’est maintenant du passé, je renais à la vie. L’avenir est à nous, ce n’est plus un rêve… Je renais à la vie mais je ne réalise pas encore pleinement… ».
Jacques et Geneviève doivent encore patienter quelques semaines avant de se retrouver. Après un bref séjour à l’hôpital Lanessan à Hanoï puis une convalescence de 15 jours à Dalat, Jacques est finalement rapatrié par avion vers la métropole.
Il arrive au Bourget le 25 septembre 1954 et peut alors, après 3 ans et 8 mois d’attente, serrer enfin dans ses bras pour la premier fois son fils Dominique.

Geneviève Dop nous a quitté le 18 octobre 2024 à l’âge de 96 ans. A quelques semaines près, elle n’a malheureusement pas pu prendre connaissance de cet article qui lui était dédié, ainsi qu’à toutes les épouses de prisonniers. C’est grâce à la confiance de ses enfants et aux précisions qu’ils ont bien voulu m’apporter que cet article a pu finalement voir le jour, permettant ainsi de rendre hommage ces épouses dont le comportement exemplaire n’a eu d’égal que celui de leur mari captif.
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1/ 2.600 francs (anciens), soit 26 NF
2/ Environ 2500
3/ 23.939 francs (anciens) sur une solde mensuelle de 106.000 francs.
4/ 16.730 francs (anciens) par mois
5/ Dominique, premier fils de Jacques et Geneviève, est né le 19 janvier 1951. Jacques n’est informé de sa naissance qu’à l’arrivé d’un nouveau prisonnier qui connait sa famille. Il doit cependant attendre novembre 1951 pour recevoir les premières photos de son fils.
6/ Catalogué comme “rouge”, le lieutenant G s’est compromis avec le Viet-Minh, bénéficiant d’une libération rapide. Par association, Jacques tente de démontrer son engagement progressiste au commissaire politique du camp qui n’aura pas manqué de lire sa lettre avant de la faire suivre … ou non.
7/ Même si elle se veut ouverte en regroupant de manière équilibrée dans ses engagements toutes les tendances (associatives, syndicales et politiques), l’ACO tend à un engagement ouvrier très fort avec des militants du PCF et de la CGT.
8/ Le Lieutenant Xavier de Villeneuve
9/ 18 morts d’octobre 1950 à février 1952
10/ Formuler par exemple le souhait de voir la France libérée des Américains
11/ Elle sera néanmoins contactée par une femme de prisonnier lui proposant de rejoindre un comité militant pour le retour du C.E.F.E.O en métropole
12/ Le capitaine Cazaux, ex-commandant du 3ème BCCP, figure morale du camp n°1, s’opposa de son vivant à toute compromission avec le Viêt-Minh. Sur le point de mourir (dcd le 09/10/1951), prenant ses responsabilités, il dicta son testament militaire, demandant instamment aux prisonniers de signer désormais les manifestes, pour survivre et témoigner.
13/ Concernant le lieutenant Dop : « il eut le malheur d’écrire qu’il avait été pris au cours d’un ” combat loyal”. Quelle horreur ! Des soldats à la solde de colonialistes ne pourraient jamais faire preuve de loyauté au cours d’un combat. Il dut faire une sévère autocritique » Alexandre Le Merre, “La clémence de l’oncle Ho, un mensonge meurtrier ” (p.106).
14/ Ky Thu
15/ Jacques fait relire ses lettres au lieutenant Beucler, responsable du “Comité de Paix et de Rapatriement”. Ayant saisi la psychologie viêt-minh, sa relecture permet bien souvent aux lettres de franchir la censure, demandant notamment à Jacques d’être plus consensuel dans ses écrits !
16/ Composée d’une délégation franco-vietnamienne et d’une délégation de l’Armée Populaire du Viêtnam (viêt-minh)
17/ 40 km au nord de Hanoï.
18/ Cause principale de mortalité en captivité
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