Mon parcours de prisonnier
du 7 mai 1954 au 31 août 1954
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La bataille de Dien Bien Phu, moment clé de la guerre d’Indochine, se déroula du 20 novembre 1953 au 7 mai 1954 et opposa, au Tonkin, les forces de l’Union française aux forces du Viet Minh, dans le Nord du Viet Nam actuel. On estime à 2 293 le nombre de soldats français tués lors de cette bataille. Le 7 mai 1954 à 17h30, sans drapeau blanc et en silence, après avoir détruit leurs matériels, les combattants sortent de leurs abris. La garnison française est faite prisonnière par le Viet Minh.
Le décompte des prisonniers des forces de l’Union française, valides ou blessés, capturés à Dien Bien Phu s’élève à 11 721 soldats dont 3 290 seront rendus à la France dans un état sanitaire catastrophique. 8 431 sont morts en captivité. Le destin exact des 3 013 prisonniers d’origine indochinoise reste, quant à lui, toujours inconnu.
Durant leur captivité, les prisonniers ont dû marcher à travers jungles et montagnes sur une distance de 700 km, pour rejoindre les camps, situés aux confins de la frontière chinoise, hors d’atteinte du corps expéditionnaire. C’est cette captivité et ces longues marches que nous racontent notre adhérent, Aimé Trocme, ancien du Be Choc,.ci-après.
17h30 le 7 mai 1954, cela fait une heure que nous avons reçu l’ordre de cesser le feu et de casser nos armes. Un silence terrifiant nous envahi, je suis sur Eliane 10 (point d’appui) avec mon capitaine Gabriel Bailly, voulant retarder d’être prisonnier j’ai franchi le pont (Bailey ?) et rejoint mon emplacement.
Puis des jeunes du Viet Minh viennent avec leurs armes huilées et un chiffon au bout de leurs canons, « Di,di… Maolen… »1. Je passe devant le colonel de Castrie, qui est debout devant son Blockhaus, il est fixe et regarde la direction nord (Torpilleur).
Les soldats du Viet Min nous font de nouveau franchir le pont et puis nous divisent 1 sur 2 en deux colonnes, une se dirigeant à droite d’E/iane 2, et, moi à gauche. De nombreux camarades gisent morts ou blessés.
Stupéfait, je rencontre René Chasseguet, sergent-chef du 4e RTM et que je n’avais jamais revu depuis nos classes à Taza en 1947. « Qu’est ce que tu fous là ? », je lui demande. Il descendait des Elianes.
Je découvre une arme anti-aérienne, qui n’était pas loin de mon emplacement que je n’avais pas vue, et pas loin de là un pauvre gars qui avait le crâne ouvert, il me regarde,
je vois son cerveau bouger ; comme je ne peux rien faire, mon cœur saigne… Je jette unregard circulaire derrière moi, oh surprise, beaucoup d’hommes sortent des trous, là, j’ai pleuré car nous étions peu nombreux à combattre.
Je passe devant Dominique 1 où j’observe en passant qu’elle est creusée comme un tunnel et abrite un canon. Le parachutage en ravitaillement continue, une caisse tombe tout près de nous, vite on prend les cigarettes et la petite bouteille d’alcool, le reste un coup de pied dedans. Si on avait su...
Sitôt rentré en forêt, un immense plaisir me parcourt, j’entends un filet d’eau qui coule de la montagne mais aussi le chant des petits oiseaux. Après environ 15 km, dans une petite clairière sur la droite, en pente, on nous allonge et nous fouille, toutes nos affaires personnelles nous sont retirées : bagues, photo, tout.
Ensuite nous repartons, toujours en longeant le bas de la montagne qui est à droite. Pendant ce temps, nous ne croisons pas beaucoup de monde, sauf une colonne qui vient de la gauche où je vois un homme en combinaison bleu, je demande qui c’est. Un pilote.
Tout à coup, la route devient assez large, et on découvre des rangées de camions molotova et des bidons essence bien camouflés par des bambous.

Une colonne de « nos » Vietnamiens passe à côté de nous, puis nous les doublons à nouveau, la 2e fois, je vois mon tireur F.M., Leeng Sing, de l’autre côté de la route qui me dit : « Chef, maintenant c’est moi Tièt (Mort) ». Je ne les reverrai plus jamais.
Nous sommes très loin de Dien Bien Phu (DBP) et toujours ce silence, je suppose que nous nous dirigeons vers Laï Chau, mais on tourne à droite et crapahute cette haute montagne qui n’en finit pas. Je suis libre de respirer et je reproduis le bruit de l’âne, à plusieurs reprises mais je cesse, car j’ai entendu un Viet Minh, très énervé, manœuvrer la culasse de son arme.
En haut à notre gauche, à 50 mètres , nous voyons à travers les bambous clairsemés des hommes libres, bruyants. J’apprends que c’est un camp de déserteurs.
C’est à partir de cette période qu’ont commencé les grandes douleurs de la captivité. Nous arrivons au col de Co Noï et au col des Méos, qui était tout éboulé, il était très difficile de se croiser avec le défilé de cyclistes avec leurs chargement. Là il y avait du monde, mais peu charitable. Moi je ne me plains pas trop, mais certains civils avec leurs bâtons ont frappé très fort mes camarades en passant, on sentait leur rage.
Plus loin à notre droite, on voit des Vietnamiens enchaînés les uns aux autres et qui encerclent un piton (Mamelon) pour le déminer.
Depuis les montagnes, les sangsues, les tiques, les poux, les puces, les mouches et le béribéri ont fait leur apparition. ils ont été nos fidèles compagnons, nous permettant de passer « d’agréables journées et de bonnes nuits ».
Cela jusqu’au camp et là, vient un complément à notre vie… Les excréments de nos voisins et les nôtres.
Puis brancarder nos copains, souvent ago nisants, avec des moyens de fortune : restant de manches de vestes ou de pantalons enfilés avec deux bambous. Et les laisser là, car nous-mêmes sans force. Quand il y avait une « halte », nous couchions à l’endroit même où nous étions. Bien sûr dénué de tout confort, souvent on restait debout. La pluie continuait de tomber.
Dans la période où nous marchions sur Tuan Giao, les Chinois avec leurs canons étaient à gauche et nous à droite, à Tuan Giao ils ont filé à gauche et nous, nous avons tourné à droite vers Son La.
Puis vint cette longue vallée interminable, on pense que ça ira mieux. On nous donne un buffle à conduire, quelle aubaine ! Nous lui posons nos restants de manches de vestes ou de pantalons remplies de riz, mais avec ses cornes il chasse les mouches et crève les pauvres tissus de nos provisions. Le riz s’étale dans la boue, mais pas de remplacement.
Puis, peu après, on nous dit qu’ils vont tuer le buffle. Nous sommes heureux, on vamanger de la viande. Oui … ils nous ont cuit la peau.

Près de Môc Chau, le 14 juillet dans un petit pré, le Viet Minh a installé une estrade en bambou, et nous a joué au violon et à I’ ac cordéon : « Boire, Manger, et Dormir » et « Princesse Csarda », de très bons musiciens. Puis ils nous ont donné cinq petites sardines sèches, mon petit doigt en faisait deux, la bonté de !’Oncle Ho. Et, surtout, on nous recommande de les économiser car on ne sait pas quand il y en aura d’autres: Sous ma dent, les cinq ont disparu. Mais, comme nous étions déjà en agonie, le moral n’était pas bon. Moi j’ai pleuré pour la deuxième fois.
Nous avons constamment la tristesse de voir l’hécatombe de nos camarades, laissés au bord du chemin, on n’en reverra aucun. Comme à « Souhioute », où il y a un pont maintenant, nous avons enterré après le gué, sur le bord de la route un camarade avec un tas de pierre, il n’y a pas de terre du tout, que des roches.
Nous sommes souvent impuissants pour les secourir, combien nous ont suppliés, nous ont crié leur misère, certains ont appelé leur mère.
Malheureusement nous-mêmes n’avions plus la force de nous traîner ? Malgré toutes ces misères, il fallait continuer à aller chercher le riz souvent à des grandes distances pendant la pause. Nous étions accompagnés de pluie régulièrement, 43 jours de marche dont 37 jours de pluie.
Longtemps j’ai gardé une dizaine de feuilles remplies de noms, donnée à ma libération pour confirmer leurs décès. Mon cœur les a préservés, je les revois sans cesse dans mes pensées.
Nos camarades, laissés au bord du chemin,
on n’en reverra aucun.
Un jour nous avons entendu le bruit d’un avion, tout de suite les instructions étaient précises, ne pas bouger sinon… L’avion a parachuté une caisse ou deux, j’ai vu entre les bambous une grande croix rouge, tout de suite certains ont dit qu’ils avaient essayé de prendre la corde pour être hélitreuillé, c’est un mensonge, on n’avait déjà pas assez de force et surtout nous étions bien gardés.
Aux environs de Hoa Binh, mon adjudant de compagnie, Berne, l’adjudant Marius Poirier et moi-même avions décidé de nous évader, Berne connaissant bien les lieux… Nous avions envisagé de faire comme les Viet Minh : couper un bambou, le mettre dans la bouche et passer les lavandières de Hoa Binh, heureusement que nous ne l’avons pas fait, nous avons appris par la suite que les soldats du Viet Minh avaient tendu un filet avec des gamelles.
Mais le plus triste c’est que Berne ne parlait que de ses filles et, quelques jours avant la tentative, il est tombé malade, trois jours plus tard il est décédé.

ll devient impossible maintenant de tenter l’évasion.
Nous passons auprès d’une infirmerie (mouroir). Nous en avons retrouvé l’emplacement en 1992, il y a une dalle à cet endroit, combien sont restés là ?
Nous arrivons au camp 70 où il y a une maison (comme une grange en France), près d’une mare à buffles et canards. Je reste ici une semaine et, comme je ne me conduis pas comme ils le désirent, un gros groupe est trié et conduit au camp 75, un kilomètre plus loin. Là, nous sommes toujours dans un village miséreux, mais où on est quand même à l’abri de la pluie, côte à côte par terre sur des nattes.
Le quotidien malheureusement se résume à des corvées de riz et de bois, si on peut se traîner, autre ment c’est de transporter nos ca marades décédés. Là, les difficul tés deviennent fortes, il était très dur de creuser les emplacements et de trouver une place conve nable. Alors, avec des moyens nuls, nous disposions les corps souvent croisés sur d’autres, re-couverts d’un peu de terre, où les pluies dé couvraient nos amis. La dignité était restée dans notre intérieur.
On mange toujours nos deux rations de riz par jour, une à 10h00 l’autre à 17h00 (une poignée à chaque fois) dans des couverts de choix (des gamelles rouillées).
Nous avons droit à un poulet pour 33 personnes, tant pis si c’est un dé d’os. Il n’y a pas de bagarre, l’agonie est permanente et, pour nous consoler, nous avons la politique de « clémence » tous les matins.
Je n’ai pas vu de faiblesse, de trahison.
Tous ceux que j’ai côtoyés ont été dignes. J’ai compté jusqu’à 13 décès par jour dans ce camp 75, où nous étions trois groupes de 10, reconstitués automatiquement. Et je ne connais aucun autre chiffre de perte en mémoire.
Un jour, épuisé, le visage au ras du sol, je suis émerveillé par une minuscule fleur qui se fraye un passage dans les cailloux, cette révélation me réconcilie avec la religion, car elle et la société n’avaient plus de valeur (il y a un « Créateur » : quand un camion de planches se renverse contre un mur, il n’en sort pas une maison).
Aux alentours du 15 août, on a annoncé notre proche libération. Quel remue-ménage dans notre tête ! Puis nous voyons passer devant nous d’autres soldats, nous on enrage…
Le temps est long à venir, et enfin on nous distribue des vêtements verts, des sandales, un chapeau.
Dans quelques jours, nous partirons vers la rivière proche et monterons sur des petites barques pendant plusieurs kilomètres, puis nous marcherons encore un certain temps, et arriverons à Sam Son. Là, un rideau de bambous tressés est planté, derrière on voit la mer, mais surtout il y a des tables en bambou où des médecins examinent les arrivants.
C’est long d’attendre ! Les soldats du Viet Minh nous disent la mauvaise volonté des Français pour nous recevoir… cela n’empêche pas nos camarades de mourir.
Pour aggraver la situation, le Viet Minh nous donne des cuvettes de pâtes de riz à manger. (À leur retour d’Allemagne, beaucoup de prisonniers sont morts pour av9ir trop mangé). Je suis fier dans mon intérieur d’avoir peut-être sauvé quelques camarades.
Enfin mon tour arrive ! Le 31 août 1954, le LCT (Landing Craft Tank), le bateau au large, direction Haiphong. Hôpital, B 12…
Puis le centre de repos de Dalat Haut (un mois) puis diriger vers la BMS (Base Militaire de Saïgon) (8 jours) pour mon rapatriement.
Deux choses se sont produites à mon insu : La première lors d’une pause avant l’arrivée au camp, j’avais besoin d’aller aux toilettes, j’ai dû aller au bosquet plus loin. Ouand je me suis relevé, j’ai pensé mourir, un habitant d’une maison proche venait à ma rencontre et je savais qu’il pouvait obtenir une prime de scalp. Il s’approche et me parle en bon français, me disant qu’il était autrefois dans l’armée française, et qu’il avait été blessé par des mortiers Viet Minh. Maintenant il est heureux, il a sa femme, son buffle, sa basse cour, son lopin de terre. Ça lui suffit.
La 2e, plus glorieuse, vient d’un vrai copain, j’ai appris par la suite qu’il s’appelait « La Cerise ». Ce jour-là, étant très mal en point, je suis resté au camp, marchant avec deux bâtons, il arrive de corvée, me voyant, surpris, il me dit : Toi mémé… ce n’est pas possible !
Cela m’a sûrement donné du tonus puisque je suis là aujourd’hui,1 les remerciements ne suffisent pas.
Aimé Trocme
8e Choc – Capitaine Pierre Tourret
3e Cie – Capitaine Gabriel Bailly (S.A.S.)
3e Section 3e Groupe – Sergent René

NDLR : À la fin de l’année 1953, commandé par le capitaine Pierre Tourret, le 8e Bataillon de Parachutistes Coloniaux, rebaptisé 8e Bataillon Parachutiste de Choc depuis le 1er août, saute à Dien Bien Phu. Il sera l’un des deux bataillons à vivre toute la bataille, de novembre 1953 à mai 1954.
Le 8e BPC (Bataillon de Parachutistes Coloniaux – 8e Choc) aura gagné quatre citations à l’ordre de l’Armée en Indochine.
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Pour en savoir plus :
Site internet de l’Association Nationale des Anciens Prisonniers Internés et Déportés d’Indochine (ANAPI) : http://www.anapi.fr/
Site internet de l’Amicale des anciens du 8e RPIMA :
Ouvrages dans le même style :
Armé pour la vie d’André Boissinot, lndo éditions.
Camp 113 de Wladyslaw Sobanski, éditions Almathé.
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