A partir du 15 avril 1954, alors que le sort de la bataille de Dien Bien Phu semble déjà dramatiquement scellé, 680 hommes non brevetés “para” (215 métropolitains, 30 Nord-Africains et 435 légionnaires) se portent volontaires pour sauter de nuit, en renfort de la garnison assiégée. 1100 autres candidats, faute de moyens aériens suffisants, ne pourront être largués.
Quel vertige a pu pousser ces hommes pour ce saut dans l’inconnu afin de mener un combat auprès de leurs camarades qu’ils savent pourtant être le dernier ?
Pierre Monjal est l’un d’entre eux. Retour sur une décision emblématique …
En ce début des années 50, bien que la guerre soit terminée depuis déjà plusieurs années, la France peine à sortir du marasme économique dans lequel elle se trouve. C’est l’une des raisons qui pousse Pierre Monjal à s’engager dans l’armée, en ayant toutefois promis à sa mère de ne pas partir en Indochine où la guerre fait rage. La perspective d’échapper à une certaine routine, de voir du pays et de vivre de grandes aventures l’incitent le 2 juin 1953 à s’engager au 3ème Régiment d’Artillerie Coloniale. A peine a-t-il le temps de défiler sur les Champs Elysées en ce 14 juillet 1953 que la promesse faite à sa mère vole alors en éclats lorsqu’il est désigné pour l’Extrême-Orient mais quand on a à peine 20 ans …
Débarquant à Saïgon le 26 février 1954, il est impatient de rejoindre une unité combattante. Il doit néanmoins attendre la fin de sa formation au Centre d’Instruction de l’artillerie du Nord-Vietnam où il effectue un stage radio. Il y retrouve Alain Le Tallec, un Breton, engagé en même temps que lui au 3ème RAC. Alors que la bataille de Dien Bien Phu est engagée depuis un mois, une opportunité se présente : au rapport du soir du 13 avril, le sous-officier de service annonce que le commandement recherche des “volontaires toutes armes” pour y être parachuté, la situation sur place nécessitant des renforts en urgence.
Si Pierre ne connait pas exactement la réalité de la situation, il sent toutefois que le sort de l’Indochine se joue là-bas et, qu’en résumé, « c’est là-bas que ça se passe ! ». Les deux amis se regardent et échangent simultanément un « on y va ! ».
Après un tourbillon administratif et une instruction limitée à sa plus simple expression, les deux volontaires sont dirigés le 18 avril sur l’aérodrome de Gia Lam. Ne sachant pas s’équiper par eux-mêmes, ils laissent des mains expertes leur poser un parachute sur le dos et les harnacher correctement. Ultimes consignes, brefs encouragements, du courrier pour tout bagages, ils sont prêts !
Alors que les moteurs du Dakota tournent déjà et que Pierre s’apprête à embarquer, on lui demande quelle personne doit être prévenue en cas de décès … la situation sur place serait-elle plus grave qu’envisagée ? « Non ! … simple procédure administrative ! » Lui répond-on.
Après 2 heures de vol, le Dakota survole le camp retranché. Pour Pierre, il s’agit à la fois de son baptême de l’air et de son baptême para … Ironie de l’histoire, il se souvient qu’un an plus tôt il a été déclaré inapte para pour un problème de voute plantaire !
Bien que le vol se fasse de nuit, il y a tant de fusées éclairantes qu’il a l’impression d’être en plein jour. Soudain, la DCA Viêt-Minh se déchaine, le Dakota tangue et vibre de toutes parts. L’angoisse et la peur n’ont pas le temps de s’installer car tout s’accélère pour l’apprenti parachutiste : « Debout-accroché ! » … la claque du vent, une secousse et il se balance au bout de son parachute. Lui qui n’a encore jamais tiré un coup de feu en Indochine, le voilà brutalement projeté dans l’enfer de la bataille, au milieu du sifflement des balles et des explosions assourdissantes … Puis c’est le contact rugueux avec le sol, son parachute qu’il ne parvient pas à dégrafer, la découverte de son voisin de stick, dont il ne connait même pas le nom, empêtré dans les barbelés avec une balle en pleine tête … Enfin, des légionnaires arrivent, l’aident à se déséquiper et le conduisent au PC de la 2ème batterie du 4ème RAC.
Affecté sur la position Huguette, il devient alors le radio du lieutenant Lagarde, chargé de régler les tirs de la batterie. Au cours des derniers soubresauts de la garnison assiégée, Pierre obtient deux citations mettant en lumière son courage et son exemplarité au feu. Jusqu’au 7 mai, il partage le sort dramatique des défenseurs du camp retranché sous la pluie, dans la boue, parmi les blessés agonisant, les morts qui s’entassent et les hurlements des orgues de Staline.
Désormais captif, Pierre est intégré au convoi 41. En dépit de la fin des combats, la mort rôde toujours au cours de la longue marche qui le conduit vers la captivité où plus de la moitié des prisonniers meurent en chemin. Arrivé au camp 73, il y retrouve son ami Le Tallec qui, lui-aussi, a survécu à la bataille.
L’épuisement physique, l’isolement moral et la mort omniprésente finissent par asservir les volontés les plus solides et par neutraliser l’esprit critique le plus affûté.
Avec ses frères de misère, Pierre est ainsi soumis au poison de l’endoctrinement politique, louant la grande clémence de l’oncle Ho et les bienfaits du paradis marxiste. Toutefois, il en mesure vite les limites lorsqu’il ramasse au sol une petite banane à cochon, en privant ainsi le peuple vietnamien. Dénoncé par l’un de ses camarades de captivité, il doit faire son autocritique, reconnaissant le crime impardonnable qu’il vient de commettre et qui nécessite une sévère punition. Il est alors abonné à la corvée de riz, accompagné de son ami Le Tallec … qui finit par mourir d’épuisement sur le bord de la piste.
Arrivé depuis peu en Indochine et n’ayant connu que les derniers instants de Dien Bien Phu, Pierre a très certainement augmenté ses chances à ce jeu de hasard entre la vie et la mort … Une chance que n’a pas eu son ami Le Tallec, pauvre flamme soufflée dans la tempête. De cette période, Pierre a conservé le sentiment d’avoir davantage vécu parmi les morts que les vivants.
Rescapé de l’enfer, il est finalement libéré à Sam Son le 18 août 1954. Il débarque à Marseille le 29 septembre où toute sa famille l’attend sur le quai, au premier rang sa mère qui l’accueille d’une gifle pour ne pas avoir tenu sa promesse pour l’Indochine. Une gifle de maman qui traduit tout autant sa peur, ses angoisses et son amour pour un fils qu’elle croyait perdu. C’est à ce moment-là qu’il comprend sans doute l’insouciance de sa décision !
Volontaires pour être parachuté sans aucun entraînement préalable en pleine bataille, Pierre Monjal et ses camarades ont écrit une page légendaire et mythique de Dien Bien Phu. Une décision qui, en de pareilles circonstances, peut paraitre insouciante mais qui mérite tout autant le qualificatif d’héroïque : Un héros est celui qui fait quelque chose lorsque les autres ne font rien. Ils avaient le choix de ne rien faire, de profiter des plaisirs nocturnes d’Hanoï, ils choisirent finalement d’être parachutés de nuit, sans aucun entrainement préalable, sur un coin d’enfer … Respect !
Philippe CHASSERIAUD
Président de l’ANAPI Ile de France
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